: Reportage "Chers patients, je vous annonce à regret que je vous quitte" : la Nouvelle-Calédonie se vide de ses soignants, traumatisés par les émeutes de l'an dernier
Après le flot de violences de ces douze derniers mois, plusieurs dizaines de médecins et d'infirmiers ont fait leurs valises. Des départs qui déstabilisent encore un peu plus le système de santé de l'archipel.
Rien. Personne. Pas le moindre bip des machines, pas la moindre odeur de médicament. Dans les chambres, les lits sont faits, draps immaculés, mais pas le moindre patient. Le service de chirurgie de l'hôpital de Koné, situé dans le nord de la Nouvelle-Calédonie, est vide. Hors service. Plus assez de soignants pour le faire fonctionner. Depuis mai 2024 et le déclenchement des émeutes qui ont secoué l'archipel français du Pacifique, plus d'un quart des infirmiers de cet établissement flambant neuf ont fait leurs cartons. "On en est déjà à 10 départs sur un total de 44", compte Isabelle Delbergue, la coordinatrice des soins, en levant les yeux au plafond.
L'autre jour encore, une soignante cherchait à la voir. "J'avais deviné pour quoi c'était : ça n'a pas manqué, elle m'a annoncé qu'elle ne souhaitait pas renouveler son contrat chez nous." "Le planning, en ce moment, c'est Tetris", compare la cadre, en mimant avec ses mains le célèbre jeu de briques. "Tout le monde s'en va, mais personne ne veut venir." En interne, les employés restants ont même droit à un surnom : "les rescapés".
Un an après les violences urbaines qui ont frappé le "Caillou", beaucoup d'infirmiers "sac à dos", comme on désigne les jeunes soignants de passage, sont allés se faire la main ailleurs. Pire, les standards de certains cabinets médicaux sonnent désormais dans le vide. "Au 1er mai 2024, on comptait 1 019 inscrits à l'ordre des médecins de Nouméa, calcule son président, Bruno Calandreau. Aujourd'hui, on n'en compte plus que 875. Soit 144 de moins. Certains exerçaient en Nouvelle-Calédonie depuis quinze, vingt ou trente ans. C'étaient des médecins de famille qui ont vu passer plusieurs générations de patients."
Une demande de transfert de dossier est encore arrivée sur son bureau la veille de notre venue. "Les médecins en partance n'ont pas à se justifier et je n'ai pas à les questionner. Mais on devine les raisons, ce sont souvent les mêmes. Ce qui revient, c'est : 'je n'ai plus confiance' et 'je ne veux pas que mes enfants vivent dans cette ambiance-là'. En vérité, tous les médecins ont pensé à un moment donné au départ. Moi-même, j'y ai pensé. Certains ont vécu des choses absolument traumatisantes, et ils ne s'en sont pas encore tout à fait remis."
Une nuit, un confrère de Bruno Calandreau est tombé nez à nez avec des émeutiers. "Ils lui ont dit : 'T'as intérêt à partir parce qu'on va mettre le feu, là'." Il y a aussi cette néphrologue coincée chez elle, seule, alors que les flammes grignotaient son immeuble. "Elle est partie dans le mois qui a suivi", souffle le président de l'ordre des médecins. "Impossible pour elle de rester plus longtemps ici."
"J'ai fait le deuil d'une vie rêvée qui n'existe plus"
Certains professionnels de santé ont subi des cambriolages, vu leurs voitures personnelles finir en cendre. D'autres ont carrément été mis en joue. En tout, 23 médecins ont perdu leurs locaux. Incendiés, saccagés, pillés. "Disons les choses comme elles sont : depuis un an, les conditions d'exercice ne sont plus les mêmes", résume froidement un médecin libéral basé dans l'agglomération de Nouméa. "Un soir, des tirs ont détruit plusieurs vitres du bâtiment situé à côté de mon cabinet. Est-ce normal d'aller au cabinet la peur au ventre ? C'est regrettable, mais j'ai fait le deuil d'une vie rêvée qui n'existe plus." Le docteur tient à rester anonyme. Pas de prénom, pas de nom, encore moins le secteur où il exerce. C'est que lui-même a pris une décision : il va rentrer dans l'Hexagone.
"Au sein même de mon entourage, on peut parfois me reprocher de soigner des casseurs."
Un médecin basé en Nouvelle-Calédonieà franceinfo
Le voilà qui glisse sous nos yeux un carnet sur lequel il a commencé à griffonner quelques mots d'au revoir. Une écriture en pattes de mouche dans laquelle on parvient à déchiffrer au moins le début : "Chers patients, je vous annonce à regret que je vous quitte." En bas à droite, il a dessiné sa signature, ses deux initiales qu'il aura apposées sur tant d'ordonnances, tant de certificats médicaux. "C'est un moment qui va sans aucun doute être douloureux", devine-t-il, en s'enfonçant dans son fauteuil en cuir. "Il y a des patients que j'accompagnais depuis plus de dix ans. Certains sont même en ce moment dans la salle d'attente." Mais trop tard. Lui et sa femme ont rendez-vous avec les déménageurs bientôt.
Laurent Pery, lui, n'en est pas encore là. Mais ce médecin généraliste qui soigne les Calédoniens depuis plus de vingt ans a eu besoin de poser son stéthoscope loin du Caillou. "J'ai pu prendre un mois de vacances en France métropolitaine en août dernier, c'était salutaire, lâche-t-il. Depuis, je me raccroche à ce qui retient ici, le lagon surtout et la plongée, pour ne pas envisager sérieusement de partir." Mais "l'absence de visibilité sur l'avenir est psychologiquement épuisante".
Fin 2024, 600 professionnels de santé, tous secteurs et toutes spécialités confondues, ont répondu à un sondage réalisé par l'institut indépendant Quidnovi. Un soignant sur deux disait envisager de quitter la Nouvelle-Calédonie, dont 17% dans l'année. Dans cette enquête commandée par la Fédération des professionnels libéraux de santé (FPLS) de l'archipel, 23% des répondants affirmaient présenter des symptômes de stress post-traumatique liés aux violences du printemps dernier.
"On se prépare à une catastrophe sanitaire"
Les soignants ne sont pas la seule catégorie à penser au départ : selon les calculs de la chambre de commerce et d'industrie, près de 13 000 habitants auraient déjà quitté le territoire (soit 5% de la population), un chiffre à confirmer par le recensement en cours sur l'archipel. Mais la fuite des professions médicales laisse craindre le pire.
"On se prépare à une catastrophe sanitaire", anticipe déjà, alarmiste, Bruno Calandreau. "On se dirige droit vers une médecine en voie de sous-développement." Dans un tableau auquel franceinfo a eu accès, la Direction des affaires sanitaires et sociales de Nouvelle-Calédonie dresse un état des lieux des postes à pourvoir actuellement. La liste est vertigineuse : 253 infirmiers, 82 médecins, 22 kinés, 17 sages-femmes, 9 dentistes, 4 orthophonistes, 3 manipulateurs en électroradiologie…
Parmi tous ces postes vacants figure celui de Kevin Ory. Après dix-huit ans en Nouvelle-Calédonie, l'infirmier psychiatrique a dit "bye bye" à son archipel "chéri". Direction la Dordogne, où il a intégré en février l'unité de soins intensifs du Centre hospitalier Vauclaire, à Montpon-Ménestérol. "Les émeutes ont été un accélérateur, je ne voyais pas de perspective d'avenir là-bas. En fait, je ne voulais plus subir, explique-t-il. Etre pris à partie par des mecs avec des machettes qui encerclent ta voiture, ça marque."
Au bout du fil, la voix est parfois teintée de nostalgie. "Tout n'est pas simple pour autant", déballe le professionnel de santé de 47 ans. "Trois mois après, j'ai toujours parfois l'impression d'avoir abandonné un navire en pleine tempête. Les patients, les collègues... Je suis par moments traversé par quelques états d'âme."
Sur son nouveau lieu de travail périgourdin, Kevin Ory a déjà trouvé à qui se confier. Une collègue dont il a récemment reconnu le visage dans les couloirs. Elle aussi vient de quitter la Nouvelle-Calédonie. Son mari, employé du BTP, a perdu son emploi. Lui aussi en raison des émeutes.
À regarder
-
Cancer : des patientes de plus en plus jeunes
-
"Le Bétharram breton" : 3 établissements catholiques dénoncés par d'anciens élèves
-
Cessez-le-feu à Gaza : un premier pas vers la paix
-
Quand t'as cours au milieu des arbres
-
Il gravit la tour Eiffel en VTT et en 12 min
-
Pourquoi on parle de Robert Badinter aujourd'hui ?
-
Robert Badinter : une vie de combats
-
La tombe de Robert Badinter profanée à Bagneux
-
Accord Hamas-Israël, la joie et l’espoir
-
"Qu’on rende universelle l'abolition de la peine de mort !"
-
Guerre à Gaza : Donald Trump annonce qu'Israël et le Hamas ont accepté la première phase de son plan
-
Les "MedBeds, ces lits médicalisés qui affolent les complotistes
-
Front en Ukraine : des robots au secours des blessés
-
Taylor Swift : la chanteuse de tous les records
-
Robert Badinter : le discours qui a changé leur vie
-
Nouveau Premier ministre, retraites : les temps forts de l'interview de Sébastien Lecornu
-
Lennart Monterlos, détenu en Iran depuis juin, a été libéré
-
Charlie Dalin : sa course pour la vie
-
La mère de Cédric Jubillar se dit rongée par la culpabilité
-
Le convoi du président de l'Équateur attaqué par des manifestants
-
Le discours de Robert Badinter pour l’abolition de la peine de mort en 1981
-
Pourquoi les frais bancaires sont de plus en plus chers ?
-
Oui, en trois ans, le coût de la vie a bien augmenté !
-
Pas de Pronote dans ce collège
-
Robert Badinter : une vie de combats
-
Disparition dans l'Orne : la petite fille retrouvée saine et sauve
-
"L’antisémitisme est devenu une mode", déplore Delphine Horvilleur
-
"Une pensée de l'espoir" nécessaire pour Delphine Horvilleur
-
Ils ont le droit à l’IA en classe
-
"Il y a un monde politique qui est devenu dingue. Il est temps que ça s’arrête. Ça va rendre fou tout le monde"
Commentaires
Connectez-vous ou créez votre espace franceinfo pour commenter.
Déjà un compte ? Se connecter