"Psychose ou pas, les gens sont inquiets" : les piqûres lors de fêtes, un phénomène pris au sérieux mais difficile à appréhender

Article rédigé par Catherine Fournier, Clara Lainé
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 12min
Des milliers de personnes rassemblées dans le quartier du Châtelet pour célébrer la Fête de la musique, le 21 juin 2025. (LUC AUFFRET / AFP)
Des milliers de personnes rassemblées dans le quartier du Châtelet pour célébrer la Fête de la musique, le 21 juin 2025. (LUC AUFFRET / AFP)

Pas moins de 145 personnes ont porté plainte après avoir été, selon elles, piquées lors de la Fête de la musique. Mais les enquêtes pour ce genre de signalement aboutissent rarement.

"Ce n'est pas normal, on ne peut plus laisser sortir les enfants, même en étant à proximité." Cécile* a dû emmener sa fille de 15 ans aux urgences pédiatriques après avoir participé avec elle à la Fête de la musique samedi 21 juin. En cause, une "piqûre" sur son bras, "associée à des maux de tête et des nausées". "Un ami à elle s'était fait piquer par une personne, donc elle a fait le lien", expose-t-elle à franceinfo. "Tu voulais passer une bonne soirée mais tu finis piquée", a aussi témoigné une jeune Bordelaise sur TikTok en se rendant aux urgences.

Au total, 145 personnes ont porté plainte après avoir réalisé des analyses toxicologiques à la suite d'une piqûre présumée lors de la Fête de la musique, selon les chiffres du ministère de l'Intérieur. D'après la même source, une quinzaine d'individus ont été interpellés. Dans la plupart des cas, dont celui de la fille de Cécile, les premiers résultats se sont avérés négatifs. "On a un contrôle à faire dans les six semaines. Ça renforce le sentiment d'inquiétude", raconte sa mère.

Des cure-dents plutôt que des seringues

Le phénomène des "piqûres sauvages" dans l'espace public n'est pas nouveau. On en trouve la trace dès le début du XIXe siècle et il vise principalement des femmes, souligne une étude publiée dans la revue Journal of Forensic and Legal Medicine en octobre 2024. Selon celle-ci, les services d'urgences et de médecine légale français ont fait face en 2022 à une vague inattendue de personnes se plaignant d'avoir été piquées en boîte de nuit, lors d'un festival ou d'un concert. Les 171 patients de l'étude, âgés en moyenne de 21 ans, étaient "tous préoccupés par l'injection d'une substance psychoactive, l'injection d'un virus ou les deux". Les résultats étaient pourtant tous négatifs et les données suggèrent davantage une piqûre par un objet pointu, tels que des compas voire des cure-dents, que par une seringue.

"On ne peut pas conclure à des cas de soumissions chimiques car il n'y a généralement ni substance injectée ni acte délictuel ou criminel commis ensuite", tels qu'une agression sexuelle ou un viol, confirme la pharmacienne Leïla Chaouachi, experte auprès de l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM). Selon elle, "c'est piquer pour piquer". Un constat qui s'appuie sur une autre étude, menée par l'ANSM et présentée en mai 2022. Selon les données de l'agence, les victimes, à "prédominance féminine mais pas exclusive", décrivent alors "des symptômes en grande majorité bénins" et ne présentent ni GHB – la drogue du violeur – ni "aucune autre substance psychotrope" dans le sang. Surtout, aucun cas de contamination à une maladie transmissible telle que le VIH n'a jamais été rapporté. Face à la psychose engendrée par ces piqûres, la Société française de lutte contre le sida s'était fendue d'un communiqué pour rappeler que le risque était "très faible".

De la considération pour ces agressions

"Psychose ou pas, le résultat est le même, les gens sont inquiets et ont besoin d'être rassurés", pointe Leïla Chaouachi. Le téléphone du Centre de référence sur les agressions facilitées par les substances, qu'elle a fondé, "n'a pas arrêté de sonner" après la Fête de la musique, avec "des parents en pleurs" à l'autre bout du fil. Jordane, papa d'un adolescent de 14 ans, a passé "douze heures aux urgences" avec son fils, "choqué, blême", qui ne parvenait plus "à se tenir debout seul" après avoir été "piqué" à la jambe gauche. Il fait partie des 24 personnes qui se sont présentées à l'hôpital d'Angoûleme ce soir-là et de la douzaine qui a porté plainte dans cette ville, selon les éléments communiqués par la procureure Stéphanie Aouine.

"J'ai déposé plainte, parce que même si c'est un phénomène sociétal vague, ce n'est pas une blague mais une agression. Nous ce qu'on vit derrière, ce sont les urgences, le commissariat..."

Jordane, père d'un adolescent piqué

à franceinfo

Deux jeunes hommes ont été placés en garde à vue avant d'être relâchés, faute de preuves, mais l'enquête se poursuit, a précisé la procureure d'Angoulême. Quand bien même les résultats toxicologiques reviennent négatifs, comme pour le fils de Jordane, ou que certains confondent griffures ou piqûres de moustique avec une possible agression, les autorités prennent au sérieux le phénomène. "Les policiers savent traiter ce type de faits, la prise en charge a été structurée, avec un modus operandi", développe Agathe Foucault, porte-parole de la police nationale. Prise en charge rapide à l'hôpital "pour faire des analyses", interpellation d'un ou des individus désignés, dépôt de plainte... Les premières heures sont déterminantes. Viennent ensuite "les actes d'enquête : regarder la vidéoprotection, interroger les témoins, exploiter les téléphones, perquisitionner, pour retrouver des seringues..." liste la porte-parole.  

Des enquêtes souvent dans l'impasse

Cette vigilance vis-à-vis du phénomène est-elle dissuasive ? S'il est difficile à quantifier et qu'il reste marginal au sein du nombre total d'agressions, une diminution est observée depuis trois ans. Selon les chiffres obtenus par franceinfo auprès de la police nationale et de la préfecture de police de Paris, le nombre de signalements pour des piqûres lors de la Fête de la musique est passé de 771 en 2022 à 145 en 2025, avec un recul important en 2023 et 2024. Il semblerait que des appels lancés sur les réseaux sociaux, appelant à "attaquer et piquer des femmes lors de la Fête de la musique", aient relancé le phénomène cette année. Plusieurs comptes féministes, comme @abrègesoeur_ sur Instagram, ont alerté leurs abonnées. La police était encore en attente d'éléments transmis par la plateforme Pharos sur ces appels à "commettre une infraction".   

Sur le terrain, le nombre d'interpellations reste faible. Et elles se soldent souvent par une remise en liberté. Sur la quinzaine d'hommes arrêtés samedi soir, au moins 12 ont été relâchés sans poursuites à ce stade à Paris, Draveil (Essonne), Angoulême (Charente), Rouen (Seine-Maritime), Lyon (Rhône), Auxerre (Yonne) et Chambéry (Savoie), selon les informations recueillies par franceinfo et France Télévisions auprès des parquets concernés. De source policière, les profils sont très variés. Impossible de dresser le portrait-robot du "piqueur", si ce n'est qu'il est de sexe masculin et âgé de 19 à 44 ans. La moitié d'entre eux sont connus des services de police et de nationalité française. A Chambéry, c'est un interne en médecine qui a été interpellé puis relâché ; dans la capitale, un homme présentant des troubles autistiques. "Dans l'incapacité de comprendre les questions qui lui étaient posées", il a été remis en liberté et l'affaire s'oriente vers un classement sans suite, d'après le parquet.

Mais dans la majorité des cas, des enquêtes se poursuivent pour administration de substance nuisible, dans l'attente d'investigations et d'analyses complémentaires. Elles aboutissent rarement. Si aucune statistique nationale n'est disponible sur les suites judiciaires données à ces affaires, les communications faites par des parquets locaux illustrent cette impasse. En Bretagne, "région qui a compté le plus de cas" en 2022, les "69 procédures" ouvertes n'avaient rien donné début 2023, comme l'expliquait Frédéric Benet-Chambellan, procureur général de la cour d'appel de Rennes, dans Ouest-France. "Pour l'instant, nous n'avons pas avancé sur l'identification des auteurs. Il n'est pas exclu qu'on ne trouve jamais rien", soulignait-il.

Faire peur comme mobile ?

Même quand des suspects sont identifiés, les enquêtes patinent. "Il y aura toujours un problème de preuve. Quand bien même on a un retour d'analyse positif, il faut encore faire le lien avec la personne suspectée", observe Johann Petitfils-Lamuria, qui représente deux jeunes femmes piquées lors de soirées. Pour l'une d'entre elles, agressée dans une boîte de nuit à l'été 2022 dans les Yvelines, l'avocat affirme disposer de "témoignages qui repèrent l'individu, de vidéos qui démontrent qu'il était bien présent et d'un retour positif d'analyse à différents agents", du type de ceux que l'on trouve "dans une trousse à pharmacie". Pour autant, le suspect, qui nie les faits, n'a toujours pas été mis en examen par le juge d'instruction saisi dans cette affaire. "On est en attente de résultats d'analyses au niveau des cheveux de la victime", précise l'avocat, qui recommande "d'aller faire les tests sanguins dans les dix premières heures à l'hôpital", avant de déposer plainte. 

Si dans ce dossier, "le plan" était, selon l'avocat, de suivre ensuite la victime pour profiter de son état de vulnérabilité, la question du mobile continue à se poser dans la plupart des cas de piqûres. Pour Louise Gasté, sociologue du genre, spécialisée sur les violences sexuelles et sexistes en milieux festifs, l'objectif premier est de semer la peur. "Le lâcher prise, lors de la fête, est caractérisé par un renforcement des normes de genre, avec des hommes qui, pour impressionner leurs pairs, vont se lancer dans un défi, une chasse", observe-t-elle. Cette "violence" entretient, selon elle, "l'idée que l'extérieur est l'espace dangereux", alors que les statistiques des violences faites aux femmes démontrent plutôt l'inverse.

"Il ne faut pas se culpabiliser d'avoir cru qu'on a été piquée alors que c'est un moustique. C'est normal au vu de la violence à laquelle les femmes sont confrontées."

Louise Gasté, sociologue du genre

à franceinfo

Un constat partagé par plusieurs observateurs, qui appellent à un renforcement des mesures de prévention dans les lieux festifs. C'est l'une des missions de l'association Les Catherinettes, qui tient des stands de sensibilisation dans les festivals. Selon Mélanie Gourvès, directrice de l'association, "c'est très compliqué de trouver le juste milieu entre psychose et prévention des risques". Elle recommande de commencer par "faire la distinction entre vulnérabilité et soumission chimique". "Parfois, dans la panique, on pense à une soumission chimique si on a été piqué" alors qu'"un état second peut aussi être provoqué par l'interaction entre la consommation d'alcool et un traitement en cours", explique-t-elle.  Mélanie Gourvès appelle aussi à une responsabilité "collective des médias et des influenceuses" vis-à-vis du phénomène des piqûres : "Ils devraient prévenir tout en rassurant sur le risque réel encouru."

* Le prénom a été changé.

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