A cheval entre les deux départements, l’eau potable de 17 communes dépasse la norme pour les PFAS, ces polluants toxiques et persistants. Dans une enquête menée en collaboration avec Disclose, France 3 révèle l'ampleur de cette contamination, dont l’épandage des boues d’une ancienne papeterie pourrait être responsable. L'Etat vient d'interdire la consommation de l’eau du robinet sur une partie du secteur.
C’est l’une de ces forêts sanctuaire, dans les Ardennes, que l’épaisse canopée semble avoir protégé du reste du monde. Ses frondaisons abritent pourtant l’un des captages d’eau potable les plus pollués de France. A Villy, on trouve jusqu’à 2729 nanogrammes de PFAS par litre, des polluants persistants, bioaccumulables et toxiques. Un nouveau record de France, que révèle aujourd’hui France 3, au terme d’une enquête de plusieurs mois menée en collaboration avec le média d’investigation Disclose.
“Je n’avais jamais entendu parler de PFAS avant”, témoigne le maire de la commune des Ardennes, qui va devoir abandonner la source dont dépend Villy depuis 120 ans. Le taux de substances per- et polyfuoroalkylées y est 27 fois supérieur au seuil de qualité réglementaire. Reliés à plusieurs cancers, à des troubles cardio-vasculaires et thyroïdiens, ou encore à des altérations du système immunitaire et de la fertilité, ces molécules s’accumulent dans les milieux, mais aussi dans les êtres vivants. Une mauvaise surprise que l’élu partage avec ses collègues de la Meuse, “je suis tombé de ma chaise” confie l’un d’entre eux. Car à 25 km de là, de l’autre côté de la frontière départementale, au moins quatre communes sont touchées par un mal identique.
Une contamination d'ampleur inédite
Un foyer de pollution inédit, par l’ampleur de sa contamination, mais aussi par l’étendue de son périmètre. En compilant les données de l’Agence régionale de Santé (ARS) et des agences de l’eau, France 3 et Disclose ont identifié une zone de 30 kilomètres de diamètre à la frontière nord du département de la Meuse et des Ardennes polluée aux PFAS. Au moins 17 communes, près de 3500 personnes dont l’eau potable est entre 3 et 27 fois au-dessus de la norme de qualité pour la somme des 20 molécules jugées les plus préoccupante. Cinq d’entre elles occupent même le podium des villes les plus contaminées de France.
“On n’a pas compris ce qui nous était tombé dessus, je me réveille la nuit en me disant : comment on a pu en arriver là ?”,
s’étonne la maire de Malandry.
Comment ces molécules, utilisées notamment dans la fabrication de cosmétiques, de vêtements imperméables ou de poêles antiadhésives, ont-elles pu se frayer un chemin jusque dans les champs du nord de la France ? Comment des petites communes rurales, à des centaines de kilomètres des grands producteurs de PFAS qui font régulièrement la Une des journaux depuis 2022, peuvent-elles se retrouver en tête de peloton des communes les plus polluées du pays ? Comment le cas Ardennais a-t-il pu détrôner celui du sud de Lyon ou de Rumilly, en Haute-Savoie, considérés jusqu’ici comme les plus graves ? “En général, on voit ces taux-là près des aéroports ou dans des zones industrielles, mais là, dans un réseau d'eau potable, c'est un cas de figure assez particulier”, reconnait Sébastien Sauvé, professeur en chimie environnementale à l’Université de Montréal, au Canada et spécialiste des PFAS.
Les boues d'une papeterie suspectées
C’est bien la preuve – encore une - que ces “polluants éternels” n’épargnent personne. Et que leurs voies de propagation dans l’environnement sont nombreuses. Car d’après nos investigations, le seul point commun entre ces communes réparties sur trois foyers de contamination et parfois distantes d’une vingtaine de kilomètres, c’est l’épandage de boues industrielles. “La papeterie de Stenay a été mentionnée dès la première réunion en sous-préfecture”, témoigne Frédéric Latour, maire de Haraucourt. “Cette origine reste à confirmer et des travaux d’investigation
complémentaires sont en cours”, tempère aujourd'hui la préfecture de la Meuse dans un communiqué.
Mais selon nos informations, ce symbole du patrimoine industriel local, liquidé en fin d’année dernière, a bien été un utilisateur de PFAS. Parmi les 380 principaux industriels émetteurs de ces polluants récemment épinglés par une enquête du Monde, 8% sont d’ailleurs des papeteries. Les molécules, ultra-résistantes et hydrophobes, permettent entre autres de rendre le papier imperméable. Le groupe finlandais Ahlstrom Munksjo, propriétaire du site de 1997 à 2023, est même acccusé et poursuivi en justice pour avoir contaminé les terres agricoles, les nappes phréatiques et l’eau potable, en épandant des boues contaminées aux PFAS de l’une de ses papeteries dans le Wisconsin, aux Etats-Unis.
Contactée, la multinationale a refusé de commenter le cas français. Mais les arrêtés préfectoraux retrouvés par Disclose attestent que depuis au moins 2000, l’industriel était autorisé par la préfecture à “valoriser par épandage agricole les boues produites par la station d’épuration des eaux résiduaires de la papeterie”. Sur la commune de Villy, le maire affirme que 23 000 tonnes de boues industrielles ont été épandues dans les pâtures cultivables. “Ça fait 20 ans qu’on voit des tas de boues au bord des champs qui allaient être étalés et ça fait 20 ans qu’on boit de l’eau comme ça”, s’inquiète Richard Philbiche. “Je ne savais pas que l’épandage pouvait être dangereux !”, s’étonne un élu de la Meuse, avant d’ajouter : “tout le monde a des doutes mais aucune preuve et puis, de toute façon, l'urgence n'est pas de trouver des preuves, mais de distribuer de l'eau potable”.
Des effets graves sur la santé
Car parmi toutes les molécules PFAS qui auraient pu ruisseler de ces boues et que l’on retrouve aujourd’hui dans l’eau potable du secteur, celle qui inquiète le plus les autorités, c’est le PFOA. En 2023, elle a été classée cancérigène pour l’Homme par le CIRC. Mais ses effets sur la santé sont documentés depuis bien plus longtemps. Aux Etats-Unis, le scandale PFAS, raconté dans le film Dark Waters (2019), a éclaté au début des années 2000.
Empoisonnée par l’usine du géant de la chimie Dupont, la population de Parkesburg, en Virginie Occidentale, a été étudiée par les scientifiques du C8 Panel Research. En 2012, ils concluent que l'exposition au PFOA est probablement liée à six maladies dont le cancer des testicules et des reins. Mais le cancer “n’est pas le plus grand risque statistique”, explique Tony Fletcher, le spécialiste mondial des PFAS qui a conduit une partie de ces recherches épidémiologiques, “il y a d’autres effets comme l’augmentation du taux de cholestérol, des effets sur la production de lait maternel ou encore un risque d'immunodéficience”.
Or dans la totalité des 17 communes concernées, le taux de PFOA dans l’eau potable dépasse la valeur sanitaire maximale définie par l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), c’est à dire la limite “admissible au-delà de laquelle l’eau ne peut plus être utilisée pour les usages alimentaires afin de protéger la santé de la population”. C’est ce qui a conduit la préfecture de la Meuse à prendre un arrêté de restriction totale de la consommation “d’eau du robinet à des fins de boisson et de préparation des
biberons” sur quatre communes. Dans les Ardennes, un arrêté similaire devrait être pris d’ici jeudi 10 juillet. Une première en France.
"Le problème c'est que lorsque le produit rentre dans le corps il ne peut pas être décomposé, et il y restera pour plusieurs années", ajoute Philippe Grandjean, professeur émérite de médecine environnementale à l'école de santé publique Harvard T.H. Chan. “Les jeunes enfants et les fœtus sont les plus vulnérables. Les femmes enceintes ne doivent pas boire l'eau contaminée”, confirme le scientifique, ajoutant que ces polluants “sont les substances les plus toxiques jamais créées par l’Homme” et qu’elles "provoquent une toxicité même à de très faibles concentrations."
“Il y a urgence à trouver une solution”, alerte également Tony Fletcher. “Les PFAS ne sont pas un poison qui agit immédiatement, comme l’arsenic. Mais c’est l’exposition à long terme qui pose problème. Même si on arrête de boire l’eau polluée, l’exposition continue dans le corps car les niveaux de PFOA dans le sang descendent lentement”.
Les pouvoirs publics savaient depuis 2016
C'est bien ce qui interroge les élus des deux départements. Depuis combien de temps les habitants de ces villages boivent-ils une eau chargée en polluants éternels ? Si l’essentiel des analyses communiquées concerne l’année 2025, les premiers signaux d’alerte concernant la contamination du secteur ont été émis il y a près de dix ans. Notre enquête révèle également que dès 2016, l’agence de l’eau Rhin-Meuse avait détecté des taux de PFOA supérieurs à 625 ng/l dans le captage d’eau potable de La Ferté-sur-Chiers.
Des mesures effectuées dans le cadre d’une surveillance environnementale exploratoire, à une époque où les PFAS n’étaient pas encore dans le collimateur des autorités. Pourtant, le taux détecté était déjà 8 fois au-dessus de la valeur sanitaire maximale indicative, fixée par l'ANSES en 2017.
Par ailleurs, si la France ne sera tenue de rechercher systématiquement certains PFAS dans l’eau potable à partir de 2026 seulement, l’administration est pourtant tenue de réagir, depuis 2023, si plus de 100 ng/l de PFAS sont mesurés dans l’eau potable.
Le désarroi des élus
“Pourquoi on ne nous a rien dit ?”, s’agace Annick Dufils. “Aujourd’hui la préfecture nous incite à contracter des emprunts pour financer l’achat de bouteilles d’eau. Mais on va payer pendant des décennies pour une pollution qui n’est pas de notre fait !”.
“Personne ne nous dit quoi faire”, s’emporte aussi Frédéric Latour, dont les robinets seront bientôt coupés. “Il faut qu’on trouve un distributeur d’eau privé, ça va nous revenir à 60 000 euros par an, je ne sais pas comment on va faire. Qu'est-ce que je dis aux gens ?”
De son côté, le député des Ardennes a saisi le procureur de la République. “Une des priorités, c’est d’identifier des communes potentiellement touchées et mises en danger que l’on ne connaîtrait pas aujourd’hui”, précise Jean-Luc Warsmann (LIOT), qui a exigé la copie des plans d’épandages validés par l’Etat. “Si on doit décider d’interconnecter des réseaux, encore faut-il le faire avec des communes qui ne sont ne dépassent pas aussi les normes”.
“Il y a un besoin de réglementer les teneurs de PFAS dans les boues d’épandage, c’est clair. On a ici un cas qui démontre l'ampleur des enjeux”, réagit Sébastien Sauvé. L’expert rappelle que les vecteurs d’exposition peuvent être multiples. “Soit la contamination va se transférer dans les plantes, dans le maïs, le soja, et puis éventuellement dans la vache ou le produit laitier. Soit, une fois que c'est dans les sols, avec la pluie, ça va ruisseler et et descendre dans la nappe phréatique, et c’est l’enjeu principal. Le cas des Ardennes semble en être un exemple éloquent, à grande échelle”.
* Cette enquête a été réalisée en collaboration avec Nicolas Cossic (Disclose).