Palmes chaussées, bouteilles chargées sur le dos, masques plaqués sur le visage. Les six plongeurs basculent de leur bateau dans l'eau de la réserve marine protégée de Cerbère-Banyuls, dans les Pyrénées-Orientales. Ils ont pour mission, ce lundi 19 mai au matin, de compter les raies dans la zone de protection renforcée. Chacun a sa feuille de papier imperméable en main pour noter la moindre observation. Espèce, taille, comportement, profondeur… "On se retrouve au fond, on forme une ligne et on avance", vient d'expliquer avant la plongée Virginie Hartmann, responsable scientifique.
La sortie en mer fait partie des nombreux suivis réalisés dans la plus ancienne réserve marine française, une zone protégée qui s'étend sur 6,5 km de long, entre Banyuls-sur-Mer et Cerbère, pour 2 km de large, et où les activités humaines sont réglementées depuis 1974. Un dispositif scruté, à l'heure de la Conférence des Nations unies sur l'océan (Unoc), qui se tient à Nice du lundi 9 au vendredi 13 juin. Après quarante-cinq minutes sous l'eau, les plongeurs remontent, leurs feuilles vierges, pour cette fois. "On a vu pas mal de murènes, des corbs, des mérous, des sars, mais pas de raie. Ça arrive", constate Pauline Molinier, qui supervise habituellement la zone de Paulilles. L'équipe sera plus chanceuse l'après-midi même, comme le montrent les images de Didier Fioramonti, responsable pédagogique. Tous constatent un "effet réserve" sur la biodiversité.
/2025/06/03/2025-05-19-missions-comptage-raie-rederis-tancade-03-683f0f5db80a1167558556.jpg)
"On observe que le peuplement de poissons se stabilise, ils recolonisent l'espace", décrit Virginie Hartmann, gouvernail en main. "Je suis arrivé en 1996. Quand on plongeait, on ne voyait jamais de mérou. Aujourd'hui, c'est par centaines", décrit Ronan Rivoal, responsable technique. "Les poissons d'ordinaire ciblés par la pêche sont ici plus nombreux et beaucoup plus gros", décrit Joachim Claudet, directeur de recherche au CNRS. Le mérou "est un indicateur de bonne santé d'un écosystème, car c'est un 'top' prédateur, il est là où il y a à manger." Le moratoire sur la pêche au mérou en Méditerranée a sûrement aidé, ajoute le chercheur.
Pour ces résultats positifs, la réserve de Cerbères-Banyuls a reçu plusieurs distinctions. Elle figure notamment dans la "liste verte des aires protégées" de l'Union internationale pour la conservation de la nature. Si bien que le conservateur, Frédéric Cadène, va accompagner d'autres projets de réserves en France. "Je suis allé à Nice et à Hendaye pour expliquer la manière avec laquelle on fonctionnait", raconte-t-il. "Après, c'est sûr, on a le beau rôle. On ne va pas au-delà des trois milles nautiques [environ 5,5 km], donc on n'est pas concernés par le chalutage", lâche-t-il. Ailleurs, les agents doivent faire avec la présence des chaluts qui menacent les fonds marins.
Une réserve "à taille humaine"
Malgré cet "alignement des planètes" favorable à la réserve, Frédéric Cadène n'en défend pas moins "la bonne recette" made in Banyuls : un conseil scientifique composé de 21 experts pour "guider" les décisions, une zone "à taille humaine et donc possible à gérer" et une gestion "participative avec les usagers". "Il faut aussi que ce soit soutenu politiquement", souligne-t-il, saluant l'appui du département. Ce dernier finance plus de 50% du budget de fonctionnement de la réserve, qui s'élevait à 622 000 euros en 2024, selon le rapport d'activités consulté par franceinfo.
Les autres acteurs de la réserve ajoutent un autre ingrédient : les équipes sont sur le terrain et ancrées localement. Jusqu'à Frédéric Cadène, qui baigne dans le milieu de la plongée depuis sa jeunesse. "La réserve nous rend des services administratifs, reconnaît Henri Martinez, pêcheur de 77 ans affairé à écarter son bateau du quai pour le protéger de la houle. Et ils peuvent aussi nous donner un coup de main quand on a un filet resté accroché."
/2025/06/03/dsc-0925-683f0eb1eaf50893833601.jpg)
Il n'en a pas toujours été ainsi. "Au début, ça ne se parlait vraiment pas. Le milieu marin n'aime pas les règles, parce qu'on estime que la mer est un espace de liberté", raconte Virginie Hartmann, qui a longtemps été responsable des relations avec les usagers. "J'ai renoué le contact avec les pêcheurs. J'ai embarqué avec eux, pour mieux comprendre. J'ai vu que parfois, ils pêchent à peine de quoi rembourser le carburant." Une attitude saluée par les marins. "Maintenant, on arrive à discuter en bonne intelligence", se réjouit Henri Martinez.
Ce dernier participe même à des actions de sensibilisation avec l'équipe de la réserve. Didier Fioramonti en anime une, ce mardi 20 mai. Un volet important, à ses yeux, pour embarquer la population dans la préservation de l'environnement. Une trentaine d'élèves de primaire apprennent les gestes à adopter sous l'eau. Une heure plus tard, ils proposent déjà des mesures pour sauvegarder les espèces. "Il faut protéger les petits poissons pour qu'ils puissent grandir", préconise Thibaut, directement nommé "agent adjoint de la réserve" par l'animateur.
/2025/06/03/dsc-0891-683f0dde99ca1642298081.jpg)
Autant de règles, déjà en place, que l'équipe de Frédéric Cadène veille à faire respecter lors de ses plus de 1 150 heures de surveillance annuelles. A bord du Migjorn, ce lundi après-midi, ils s'approchent de plusieurs pêcheurs de loisir, à terre et en mer. La plupart connaissent bien les règles. Dans l'aire, la chasse sous-marine et la récolte sont interdites, seuls dix pêcheurs professionnels et 20 structures de plongée commerciale sont autorisés et la vitesse des bateaux est limitée à huit nœuds (environ 15 km/h). Et dans la zone de protection renforcée, au pied du cap Rédéris, toute immersion est formellement interdite, tout comme l'ancrage, qui doit se faire sur les 32 bouées d'amarrage "écologiques". Une formule "qui change tout", selon Joachim Claudet.
"On observe, dans la littérature scientifique, qu'il n'y a presque que la présence de ces zones renforcées qui soit vraiment efficace. Sinon, on a beaucoup de mal à observer les bénéfices des aires marines protégées."
Joachim Claudet, chercheur basé au Criobeà franceinfo
"C'est vrai qu'on a le droit à seulement dix poissons par bateau ?", demande un pêcheur amateur à bord de son embarcation. "Je viens d'Argelès, venir me coûte 35 litres [de carburant] : si je chope trois poissons, ça ne vaut pas le coup ! J'ai mis en vente mon bateau", rouspète ce quinquagénaire. S'engage un dialogue sur les contraintes des pêcheurs professionnels. La promesse d'un échange futur calme la discussion.
La réglementation évolue pour s'adapter aux réalités de la réserve. Ronan Rivoal cite l'exemple de la plongée. "Ça a explosé. On est aujourd'hui à plus de 30 000 plongeurs par an sur la réserve. Les scientifiques ont alerté." La présence des plongeurs et le bruit qu'elle génère risquent, en effet, de modifier le comportement des poissons. Mais les études scientifiques solides sur cet impact manquent encore. "On a figé le nombre d'autorisations par an, rapporte tout de même celui qui est aussi référent police de la réserve. Il ne faut pas non plus se mettre sous cloche. On vit du vin et du tourisme après tout. Alors, on s'adapte aux usages, avec toujours l'objectif de préserver l'environnement." Ces mesures vont "dans le bon sens", salue Eric Delmas, représentant des structures commerciales de plongée.
Une explosion de l'activité de plongée
Sur la promenade qui longe le port, les effluves salins de combinaisons mouillées se répandent dans l'air. A Banyuls même, quatre structures commerciales se sont montées, deux d'entre elles disposant de deux bateaux pour emmener les touristes découvrir l'aquarium naturel de la réserve. La présence de l'aire marine attire : "Rien que sur le cap l'Abeille, on a la moitié des plongées de tout le département", recense Frédéric Cadène. "La quantité et la qualité de poissons présents dans la réserve n'a rien à voir avec ce qu'on a à l'extérieur. La zone a attiré les plongeurs comme la lumière le fait avec les insectes la nuit", admet Eric Delmas, qui y plonge depuis plus de trente ans.
/2025/06/03/dsc-0908-683f0b13a6abb691553315.jpg)
Marion revient d'une sortie avec l'une de ces structures. Avec un groupe d'étudiants, ils s'extirpent de leurs épaisses combinaisons. "Le moniteur nous a présenté l'aire, il nous a dit de respecter les espèces, de ne pas les suivre, de ne pas racler le fond avec les palmes et de ne rien ramasser", expose-t-elle. Pas suffisant, selon Henri Martinez. Le pêcheur regrette que les plongeurs se soient "accaparés beaucoup d'espaces". Un autre marin de la côte Vermeille, qui a souhaité garder l'anonymat, parle de "saturation". "Avec les plaisanciers en plus, on a vu une chute des poissons migrateurs. Les daurades par exemple : quand elles arrivent et qu'elles voient la palanquée de plongeurs et toutes leurs bulles, elles partent au large", déplore-t-il, réclamant des quotas de plongeurs.
La réserve reconnaît une réglementation tardive de l'activité. "Dès les années 1990, l'obligation de prévoir une réglementation pour la plongée était écrite", note Frédéric Cadène. Elle n'a été mise en place qu'en 2020, limitant le nombre de structures. "On réfléchit à faire des ajustements, en concertation avec les usagers. Peut-être un nombre de plongeurs par site." Ce qu'Eric Delmas serait prêt à entendre, "si des études montrent un seuil d’acceptation du milieu ou si on a des alertes sur telle ou telle espèce", cite-t-il.
Bientôt plus de 1 600 hectares protégés
Ce sera l'objet, entre autres, des négociations en cours sur une extension de la réserve. De 650 hectares, elle doit s'agrandir à 1 680 sous peu, avec la création de deux nouvelles zones de protection renforcée. Une extension obtenue après "dix-sept mois de concertation", retrace Frédéric Cadène. "Le projet ne fait pas l'unanimité, mais on a trouvé un bel équilibre. On ne voulait pas imposer quelque chose sans les usagers, ce serait voué à l'échec. Alors, on a fait de la dentelle." L'équipe vise une mise en place en 2026.
De quoi se rapprocher de l'objectif des 30% de protection des océans d'ici 2030, fixé en 2022. "Quand on affiche cette volonté, il faut commencer à prendre la pelle et à creuser", alerte Frédéric Cadène, pour qui "les grandes aires" ne sont pas forcément synonymes de "grand intérêt, bonne gestion et réelle protection". C'est aussi ce qui inquiète Joachim Claudet, qui craint que, dans les grandes annonces de l'Unoc, les nouvelles zones "n'auront de protégées que le nom". Dans une étude publiée en 2024, il a montré que seules "un tiers" des aires marines protégées étaient efficaces. Celle de Cerbère-Banyuls en fait bel et bien partie. "C'est plus qu'un bon élève, c'est un modèle à suivre."
Un levier reste toutefois hors de sa portée : les effets du réchauffement climatique, que ses agents observent notamment grâce à plusieurs thermomètres immergés. En 2022, année de surchauffe pour la Méditerranée, 50% des colonies de gorgones dans la réserve étaient nécrosées dans les 10 premiers mètres de profondeur. "Avec elles, ce sont plein d'autres espèces associées qui vont être touchées, déplore Virginie Hartmann. C'est très inquiétant, on ne voyait jamais ces chaleurs avant. Si on perd les premiers mètres, on perd tous les refuges. Et on n'a aucun moyen de changer ça à notre échelle… Je ne vais pas mettre des glaçons dans l'eau."
Commentaires
Connectez-vous ou créez votre espace franceinfo pour commenter.
Déjà un compte ? Se connecter