"Tout ça a fini en queue de poisson" : que contiennent les milliers de cahiers de doléances que François Bayrou veut rouvrir ?

Article rédigé par Laure Cometti
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 13min
Près de 20 000 cahiers de doléances, ouverts et remplis en pleine crise des "gilets jaunes", sont stockés aux archives départementales dans toute la France. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)
Près de 20 000 cahiers de doléances, ouverts et remplis en pleine crise des "gilets jaunes", sont stockés aux archives départementales dans toute la France. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)

Nés sur les ronds-points durant la crise des "gilets jaunes", les cahiers de doléances se sont multipliés dès décembre 2018 à l'initiative des maires, puis de l'Elysée avec le grand débat national. Six ans plus tard, le Premier ministre assure qu'il faut en utiliser le contenu, sans dévoiler de méthodologie concrète à ce stade.

Dans les locaux des archives départementales, des milliers de cahiers de doléances sommeillent depuis bientôt six ans et la crise des "gilets jaunes". Des pages et des pages, couvertes de messages écrits au stylo, ponctués de points d'exclamation, de mots en majuscules, dans des grands cahiers à spirales évoquant le souvenir de l'école. Des lettres, parfois tapées à l'ordinateur, imprimées et collées sur les pages de registres reliés, ornés du logo d'une commune. Ces carnets citoyens pourraient-ils bientôt sortir de l'oubli dans lequel ils ont sombré ?

En les citant dans sa déclaration de politique générale, le 14 janvier, le Premier ministre, François Bayrou, les a extirpés de l'ombre. "Il nous faudra reprendre l'étude des cahiers de doléances" pour entendre "les attentes, souvent les plus inexprimées, des milieux sociaux exclus du pouvoir", a alors annoncé le chef du gouvernement, déplorant que le mouvement des "gilets jaunes" ait été "négligé". L'idée n'est pas neuve : son fugace prédécesseur, Michel Barnier, avait lui aussi promis de s'en emparer, comme si, dans ces temps d'instabilité politique inédite, revenir aux colères de la dernière grande crise sociale ressemblait à un début de solution.  

Près de 20 000 cahiers recensés

Remontons le temps. A l'automne 2018, les rassemblements se multiplient en France, d'abord pour dénoncer une taxe sur le carburant, puis plus largement les difficultés à boucler les fins de mois et l'action des dirigeants politiques. Sur les ronds-points, des "gilets jaunes" commencent à recenser dès fin novembre leurs revendications dans des cahiers de doléances, dont le nom évoque les Etats généraux qui ont précédé la Révolution française.

En parallèle, de nombreux maires décident de mettre à disposition de leurs administrés des registres, parfois appelés "cahiers d'expression citoyenne". De nombreuses pages sont noircies au cours de l'hiver. Puis vient le temps du grand débat national, lancé en janvier 2019 par Emmanuel Macron pour désamorcer la crise sociale. Les citoyens sont à nouveau invités à s'exprimer sur des carnets ou en ligne. Des syndicats, associations ou encore entreprises ouvrent aussi des livrets pour qu'y soient consignés mécontentements et revendications.

Des "gilets jaunes" écrivent dans un cahier de doléances à Bourges (Cher), le 12 janvier 2019. (NICOLAS MESSYASZ/SIPA)
Des "gilets jaunes" écrivent dans un cahier de doléances à Bourges (Cher), le 12 janvier 2019. (NICOLAS MESSYASZ/SIPA)

Près de 20 000 cahiers sont recensés lorsque l'Elysée décide de numériser ces doléances pour les conserver aux Archives nationales. Une opération titanesque, confiée à des entreprises privées pour un coût de 2,5 millions d'euros. Après avoir été photocopiés et scannés en préfecture, ces milliers de registres ont atterri au printemps 2019 sur les étagères des archives départementales, d'où ils ne sortent qu'assez rarement. En six ans, une vingtaine de personnes sont venues les consulter, estime-t-on par exemple aux archives départementales du Loiret. 

A côté des listes à puces semblables à des tracts politiques ou des cris de colère adressés à Emmanuel Macron, on tombe aussi sur des messages plus personnels, des traits d'humour, et même des dessins. Synthétiser ce corpus pléthorique et inclassable relève du casse-tête. En 2019, l'Elysée a mandaté des cabinets privés qui ont passé les milliers de contributions à la moulinette de l'analyse par mots-clés. Une méthode peu adaptée aux milliers de graphies différentes, parfois difficilement déchiffrables, qui s'étalent sur ces répertoires.

"Mes collègues Sabine Ploux et Catherine Dominguès constatent 20% d'erreur sur la transcription du mot 'niche'", note Magali Della Sudda à propos des corpus numériques ayant servi à la synthèse commandée par l'Elysée. La socio-historienne, directrice de recherche au CNRS et coordinatrice du projet de recherche ANR "gilets jaunes", a mené en Gironde une étude minutieuse sur les cahiers originaux. Des chercheurs, des citoyens ou encore des archivistes à la retraite se sont eux aussi lancés dans ce travail de fourmi.

"Les gens parlent du fonctionnement de l'Etat"

En parcourant ces cahiers six ans plus tard, on découvre des messages encore très actuels, sur le pouvoir d'achat, les inégalités sociales, la démocratie ou encore la fiscalité. D'autres thèmes se font une place dans les pages de façon plus minoritaire, comme la transition écologique, la souveraineté et l'immigration, d'après les analyses des chercheurs interrogés par franceinfo. "A première vue, on peut croire que ça parle de tout et n'importe quoi, on passe du crédit impôt recherche aux privilèges des élus. Mais en prenant de la hauteur, on voit que les gens parlent du fonctionnement de l'Etat", observe Romain Benoit-Lévy, doctorant en histoire à l'université Rennes 2. "La justice fiscale, la redistribution des richesses et les moyens alloués aux services publics sont les sujets les plus fréquents", évalue-t-il à propos des cahiers de la Somme, qu'il étudie avec un collectif de chercheurs.

"Les messages portent sur la citoyenneté sociale. Par exemple : la mutualisation des grands risques de la vie, comme la Sécurité sociale, le système des retraites, la prise en compte du handicap, mais aussi et surtout la capacité à vivre de son travail", résume la chercheuse Magali Della Sudda. Ce dernier thème est présent dans plus de la moitié des 2 000 contributions girondines enregistrées. Dans la Somme aussi, "beaucoup font part de leur crainte de devenir un travailleur pauvre, abonde Romain Benoit-Lévy. Avoir une vie digne, ne pas être méprisé, ne pas tomber dans la pauvreté, pouvoir vivre de son travail sont au cœur des préoccupations."

"Monsieur le président, j'aimerais que vous expliquiez à ma fille de 5 ans pourquoi maman ne met pas le chauffage partout dans la maison (...) Pourquoi maman sait déjà qu'elle ne pourra pas lui payer de grandes études ?"

Une mère de famille de Libourne

dans une lettre collée dans un cahier de doléances de Gironde

Au fil des pages, les contributeurs expriment aussi leurs aspirations citoyennes et politiques. "Le besoin d'écoute, d'une démocratie plus participative, est aussi présent que la question du pouvoir de vivre, autrement dit le fait de pouvoir vivre de son travail, ou, pour les personnes qui sont trop âgées, malades, en situation de handicap, de pouvoir bénéficier de la solidarité nationale", explique Magali Della Sudda à propos des carnets girondins. Le vote blanc revient dans de nombreuses pages. "Il n'est en effet pas compréhensible, voire pas admissible, que des élus soient à des postes de responsabilités quand [il y a eu] un nombre significatif de votes blancs, donc manifestant une défiance car le vote est exprimé, est repéré mais malheureusement actuellement non pris en compte", écrit ainsi un contributeur en Gironde, reprenant l'une des revendications des "gilets jaunes". 

"Ce désir d'une société plus horizontale"

Pourtant, "les 'gilets jaunes' ont beaucoup boudé le dispositif étatique du grand débat, qu'ils appelaient 'le grand blabla', et les cahiers de doléances n'ont pas été remplis par les mêmes publics que les cahiers des ronds-points", explique Manon Pengam, maîtresse de conférences en sciences du langage à l'université CY Cergy Paris. Ceux qui écrivent dans ces cahiers en se revendiquant "gilets jaunes" sont minoritaires, "mais les revendications se ressemblent : les gens demandent l'instauration du RIC [référendum d'initiative citoyenne], ils parlent des conditions de vie et de la précarité énergétique, du pouvoir de vivre plus que du désir de consommation et d'achat", poursuit l'universitaire. 

Dans les cahiers de doléances de la Somme, "on retrouve le top 3 des revendications des 'gilets jaunes' : le rétablissement de l'ISF, la baisse ou la suppression de la CSG et la mise en place du RIC", abonde Romain Benoit-Lévy. "Il y a ce désir d'une société plus horizontale", résume Marion Bendinelli, maîtresse de conférences en sciences du langage à l'université Marie et Louis Pasteur de Besançon, qui égrène les demandes sur la reconnaissance du vote blanc et l'instauration du scrutin proportionnel. 

Autre convergence entre les cahiers de doléances et les slogans des "gilets jaunes" : la mise en cause du "train de vie de l'Etat et des privilèges dont disposeraient les élus, notamment ceux qui n'ont plus de mandat", constate Marion Bendinelli. "En Gironde, 6% des mots concernent la représentation politique et renvoient à la question des privilèges de nos représentants", abonde la chercheuse Magali Della Sudda. 

"Les sénateurs sont particulièrement ciblés, mais aussi les anciens présidents, dont on estime qu'ils ont des privilèges indus."

Magali Della Sudda, directrice de recherche au CNRS en science politique

à franceinfo

Les cahiers reflètent aussi des particularités territoriales. Dans le département très rural de la Creuse, Manon Pengam n'a pas été étonnée de constater que les 300 doléances citoyennes évoquent la vie en milieu rural, notamment le manque de médecins. "La population creusoise étant la plus âgée de France, la question de l'accès aux soins revient souvent. Ce n'est pas qu'une question de kilomètres, certains racontent que le médecin dans la commune à cinq kilomètres ne prend plus de patients depuis des mois."

"Les grands absents des cahiers, ce sont les jeunes"

Ces Français des campagnes écrivent aussi sur "leurs difficultés à se déplacer, le coût de la voiture étant devenu trop important et l'offre de transports en commun étant trop pauvre", poursuit Manon Pengam. Le coût de la mobilité, en particulier en milieu rural ou périurbain, était au cœur du mouvement des "gilets jaunes". "En tant que 'petite commune', nous sommes totalement abandonnés au niveau des services. Problème de transports quand les enfants grandissent et doivent aller au lycée", témoigne une contributrice d'Ille-et-Vilaine.

Dans ce foisonnement de messages, on observe en creux des absences. Si les "gilets jaunes" sont peu présents parmi les auteurs de ces lignes, les autres "grands absents des cahiers, ce sont les jeunes, les moins de 30 ans", ajoute l'universitaire. "Le public type, ce sont plutôt des gens installés dans la vie active, ou à la retraite." Mais le dispositif a donné l'occasion à certains de s'exprimer pour la première fois. 

"Ces cahiers ont permis de mobiliser des personnes qui ne l'étaient pas, de donner la parole à des gens qui ne la prenaient pas et de visibiliser des parcours de vie qu'on ne racontait pas."

Marion Bendinelli, maîtresse de conférences à l'université Marie et Louis Pasteur de Besançon

à franceinfo

Ces cahiers sont-ils voués à rester des archives d'un moment politique et social historique, ou pourraient-ils trouver enfin un débouché politique ? Avant que Michel Barnier puis François Bayrou ne les évoquent, quelques parlementaires ont déjà tenté de les sortir de l'oubli en les rendant publics. C'est le cas de la députée écologiste de la Drôme Marie Pochon ou du député Liot des Vosges Stéphane Viry, qui ont chacun déposé une proposition de résolution pour publier les doléances en ligne.

En théorie, les cahiers peuvent être consultés par tout le monde, il suffit simplement de présenter sa pièce d'identité. Mais il faut se rendre aux archives départementales, ouvertes en semaine aux heures de bureau. En outre, certaines données personnelles étant protégées par la loi, le personnel des archives doit avant chaque visite préparer les documents pour masquer les données privées, un travail fastidieux. Quelques cahiers ont été mis en ligne par des collectifs locaux ou des associations, mais il n'existe pas encore de corpus national consultable sur internet.

"Que va devenir mon écrit ?"

Pour beaucoup d'élus, du Nouveau Front populaire jusqu'au Rassemblement national, cette étape est indispensable pour que ces milliers de cahiers ne restent pas lettres mortes. "Tout ça a fini en queue de poisson. Il faut ressortir ces cahiers et retourner devant les citoyens, assure Yvan Lubraneski, élu municipal socialiste des Molières (Essonne) et vice-président de l'Association des maires ruraux de France (AMRF). 

"Il faut leur donner des débouchés politiques, car pour beaucoup de citoyens, cela a été extrêmement décevant d'être consultés sans que rien ne change ensuite."

Yvan Lubraneski, vice-président de l'Association des maires ruraux de France

à franceinfo

"Lorsqu'ils ont écrit dans ces cahiers, beaucoup n'étaient pas dupes", souligne Manon Pengam à propos des contributeurs creusois. "Que va devenir mon écrit ? Mais qui va s'occuper de lire tout ça ?", peut-on notamment lire. En assistant à des projections publiques du documentaire Les Doléances, diffusé sur France Télévisions en 2024, l'universitaire a observé de vives réactions chez les spectateurs. "Certains disent 'J'ai participé, j'ai écrit ce que je vivais, et on ne m'a même pas lu'. Il y a de la colère et un sentiment d'humiliation, une défiance très forte vis-à-vis du pouvoir."

S'il parvient à rester assez longtemps à Matignon, François Bayrou se replongera-t-il dans les doléances des "gilets jaunes", comme il l'a annoncé le 14 janvier ? "Le Premier ministre a l'intention d'utiliser les cahiers de doléances", assure Matignon, mais la méthodologie et le calendrier ne sont pas encore fixés.

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