"Une industrialisation du chagrin" : trois questions sur "Les Charognards", le livre qui dissèque le "business" des pompes funèbres
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Deux journalistes indépendants publient, vendredi, une enquête sur les géants français du funéraire. Les groupes visés dénoncent une présentation "caricaturale" et "trompeuse" de leur activité.
Les colombes affichées sur les vitrines des pompes funèbres dissimuleraient-elles parfois des vautours ? Dans leur livre Les Charognards, publié vendredi 17 octobre, Brianne Huguerre-Cousin et Matthieu Slisse dénoncent les pratiques des géants privés du secteur, lancés, selon ces deux journalistes, dans une "industrialisation du chagrin" au détriment de leurs propres salariés et des familles endeuillées.
Après plus d'un an d'enquête auprès de professionnels du funéraire, d'élus locaux et de proches de défunts, ces collaborateurs du média d'investigation Mediacités alertent sur "un nouveau service public détourné dans une course effrénée à la rentabilité". Dans le prolongement des travaux sur les Ehpad privés et sur les crèches à but lucratif, menés notamment par le journaliste Victor Castanet, auteur des Fossoyeurs (2022) et des Ogres (2024), voici ce qu'il faut savoir sur ce nouveau livre, paru au Seuil et sous-titré Enquête sur le business de la mort.
1 Qui sont les "charognards" au cœur du livre ?
Brianne Huguerre-Cousin et Matthieu Slisse ciblent les deux principaux groupes du secteur : Omnium de gestion et de financement (OGF) et Funecap. Le premier gère la célèbre enseigne Pompes funèbres générales (PFG), leader historique du funéraire après avoir bénéficié d'une situation de quasi-monopole jusqu'à l'ouverture de ce marché à la concurrence en 1993. Quant à Funecap, créé en 2010 et actif à travers l'Europe, il s'est rapidement hissé au rang de rival numéro un d'OGF, en s'appuyant sur une marque bien connue, Roc Eclerc (fondée par Michel Leclerc, frère du créateur des supermarchés du même nom).
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Détenus par des fonds de pension appâtés par l'augmentation durable de la mortalité en France, OGF et Funecap font partie des rares groupes de pompes funèbres à être implantés dans tout le pays, où cohabitent 4 000 autres entreprises de plus petite taille. A eux deux, ils organisent "une cérémonie funéraire sur trois", soit plus de 200 000 obsèques chaque année, selon le livre. "Et leur domination ne s’arrête pas là. La gestion de la plupart des crématoriums ? C'est eux. La fabrication des cercueils ou des appareils de crémation ? Encore eux. La formation des agents funéraires ? Encore et toujours eux", écrivent les auteurs.
Les "charognards" explicitement désignés dans l'ouvrage sont "les patrons et actionnaires de ces empires de la mort", assimilés à des rapaces qui planeraient au-dessus de cadavres avant d'en faire leur festin. Pour appuyer leur propos, les deux journalistes renvoient à la définition de l'injure "charognard" dans Le Robert : "Personne qui exploite impitoyablement les malheurs des autres". L'accusation est lourde, mais les auteurs prennent soin de préciser que "ce terme n'est en aucun cas à attribuer aux milliers d'employés de ces deux barons funéraires". Les salariés comptent même "parmi les premières victimes" du système, selon eux.
2 Que dénoncent les auteurs de l'enquête ?
Des asticots s'échappant du nez d'un défunt après une panne de case réfrigérée ; des fluides corporels d'une dépouille en décomposition répandus dans les couloirs d'un immeuble ; une octogénaire incinérée par erreur au lieu d'être enterrée... Sans révéler d'infractions systémiques, Brianne Huguerre-Cousin et Matthieu Slisse pointent des "dérives" et des "dysfonctionnements dramatiques", qu'ils attribuent à la marchandisation du secteur. Car, en France, le funéraire est officiellement un service public industriel et commercial, au même titre que l'énergie ou les télécoms. Dès lors, "un défunt est un produit marchand", soulèvent les auteurs. "Tout part et dérive de là."
Dans cet univers concurrentiel présenté par le patronat du funéraire comme "un marché comme un autre", les managers apparaissent guidés avant tout par les résultats de leur entreprise. Dans un mail, un cadre régional d'OGF félicite ses équipes d'avoir "su exploiter" la forte mortalité de la crise du Covid-19 "pour tirer profit et dépasser (les) objectifs" fixés. La "recherche effrénée de rentabilité" décrite dans Les Charognards se décline aussi dans la mise en compétition des conseillers funéraires, récompensés ou "réprimandés" selon le nombre de contrats signés ou d'options vendues.
"Chez Funecap, des 'challenges' entre salariés sont organisés. Le gagnant étant celui qui vendra le plus de contrats."
Extrait des "Charognards"consulté par franceinfo
Les auteurs pointent des conséquences psychologiques sur les salariés, qui peuvent se sentir poussés à "arnaquer les familles". Une ex-salariée des PFG dénonce l'ajout automatique dans les devis d'un service d'assistance administrative, facturé 299 euros. "Les familles ne s'en rendent pas compte. C'est clairement une entourloupe", accuse-t-elle. "Chaque prestation avait un argumentaire pour pouvoir contrer les réponses-objections" formulées par les proches, s'indigne un ancien responsable d'agences OGF, parti par refus d'"escroquer les gens".
Dans le livre, les familles font figure de proies vulnérables, éprouvées par le deuil et pressées par le temps. En cas d'incident, leur silence peut être monnayé contre "quelques milliers d'euros" par les grands groupes, attachés à leur réputation. Le piège peut même se refermer du vivant du défunt, s'il souscrit un contrat d'assurance obsèques auprès de sa banque et que celle-ci l'incite à organiser ses funérailles dans le cadre d'un partenariat avec PFG ou Roc Eclerc. Une telle pratique "frôle l'illégalité" et "pénalise les entreprises indépendantes", affirment les auteurs, dans un entretien au Point.
Enfin, le livre pointe un manque de contrôles, notamment de la part des collectivités locales. Une écrasante majorité d'entre elles ont délégué au privé le service public des crématoriums, si bien qu'OGF et Funecap "régissent plus de la moitié du parc français". Une fois la délégation signée, les collectivités perçoivent certes une redevance annuelle, mais les tarifs facturés aux familles peuvent discrètement s'envoler. Cela a été le cas à Caen (Calvados), avec une flambée de 37% entre 2020 et 2023, sans réaction publique de la municipalité.
3 Comment réagissent les entreprises visées ?
Contactées par franceinfo, OGF et Funecap ont condamné, mercredi et jeudi, le contenu de l'ouvrage, dont des extraits ont été publiés par Mediapart et Mediacités. "Ce livre ne reflète absolument pas la réalité d'un métier strictement encadré par la loi, soumis à habilitation préfectorale et contrôlé toute l'année par les services de l'Etat", dénonce OGF. "Chacun peut juger et débattre de l'ouverture à la concurrence, du cadre réglementaire ou des modalités de financement des obsèques en France. Mais cela ne justifie pas de porter un regard aussi caricatural et trompeur sur la réalité du secteur et de ses opérateurs", accuse le groupe détenteur de PFG, Maison Roblot, Dignité funéraire et la marque "prestige" Henri de Borniol.
Funecap, de son côté, avance que "le titre même de ce livre démontre une profonde incompréhension de la réalité de cette profession". L'entreprise, maison mère de Roc Eclerc, France Obsèques, Rebillon ou encore Crématoriums de France, reconnaît des "erreurs", qu'elle "regrette profondément", mais appelle à éviter toute généralisation.
"Aucun dysfonctionnement systémique dans le secteur ou notre entreprise n'existe ni n'a été relevé par les auteurs, qui le reconnaissent d'ailleurs publiquement à chaque occasion."
Groupe Funecapà franceinfo
Funecap rappelle que ses dirigeants ont, tout comme ceux d'OGF, reçu les auteurs durant leur travail d'enquête. Selon le groupe, "les quelques situations" problématiques évoquées "étaient déjà connues", "avaient été traitées avec diligence, transparence et respect" et ont permis de "renforcer" ses procédures internes.
Ce n'est pas la première fois que le secteur se retrouve ainsi sous le feu des projecteurs. En 2019, la Cour des comptes avait relevé que l'ouverture à la concurrence du marché des pompes funèbres avait "plus bénéficié aux opérateurs qu'aux familles endeuillées". "Insuffisamment contrôlé, le secteur se caractérise par sa concentration, la hausse des prix et le manque de transparence", avaient pointé les magistrats, appelant les pouvoirs publics à jouer "pleinement et fermement" leur rôle. En 2024, la Répression des fraudes, a, elle, appelé les consommateurs à la vigilance face à "des pratiques commerciales trompeuses" dans les secteurs de l'assurance obsèques et des prestations funéraires.
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