"On déploie un univers, on fabrique, on manipule, on compose" : quand la marionnette s'élève au rang d'art majeur à Charleville-Mézières

C'est la 23e édition du Festival mondial des théâtres de marionnettes, qui réunit depuis plus de soixante ans artistes et passionnés du monde entier autour de cet art célèbre, mais pourtant méconnu.

Article rédigé par Paul Dubois
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 12min
La marionnettiste Coraline Charnet dans son atelier à Charleville-Mézières, le 20 septembre 2025. (PAUL DUBOIS / FRANCEINFO CULTURE)
La marionnettiste Coraline Charnet dans son atelier à Charleville-Mézières, le 20 septembre 2025. (PAUL DUBOIS / FRANCEINFO CULTURE)

Comment fait-on de la marionnette en 2025 ? Qui la pratique et pour quoi faire ? Quels défis et quelles mutations traversent cet art ? Notre plongée au pays des marionnettistes a révélé un monde à la fois méconnu et étrangement familier. Jusqu'au 28 septembre, Charleville-Mézières vibre au rythme du Festival mondial des théâtres de marionnettes, un rendez-vous biennal où artistes et spectateurs explorent les formes les plus audacieuses. Sur scène comme dans les ateliers, la marionnette se montre à la fois art du geste et miroir critique du monde.

Notre voyage commence au 9 rue Hachette, loin de l'effervescence du festival et de la place Ducale qui a vu grandir Rimbaud. En franchissant la porte de l'atelier de la compagnie Nos Craethera, qu'elle a co-créé avec Tristan Lacaze, on ne sait plus si l'on pénètre un lieu de travail ou une forêt étrange. Sur les établis, des gorilles et des chimpanzés prennent forme : bras articulés, bébés singes aux yeux fixes, morceaux de corps en attente d'assemblage. Ce n'est pas un zoo, mais un laboratoire où Coraline Charnet brouille les frontières entre humain et animal, vivant et artefact, en construisant des êtres peut-être pas si inertes que ça.

"J'avais envie de connecter avec les gens"

L'artiste aux multiples talents et expériences, âgée de 34 ans, est arrivée à la marionnette après un détour par les arts plastiques et le cinéma d'animation. Elle cherchait un médium qui lui permette d'être plus engagée physiquement, en lien direct avec le public : "J'avais envie de connecter avec les gens, d'être engagée avec mon corps." Après l'École nationale supérieure des arts de la marionnette (Esnam) de Charleville-Mézières, dont elle est sortie en 2019, elle a travaillé sur différents projets, notamment le film Annette de Leos Carax. Puis, avec d'anciens camarades, elle fonde Nos Craethera. Leur premier spectacle, L'Île aux singes, mêle marionnette, musique et vidéo autour des imaginaires occidentaux liés aux singes.

En plongeant dans ces représentations – de King Kong à l'éthologie, de la pop culture aux images coloniales – Coraline et ses compagnons s'interrogent sur notre rapport à l'animal : "On veut que les singes nous ressemblent, mais dès qu'on leur fait faire des choses terribles, on s'en distingue. Notre projet, c'est une tentative de les libérer de nos projections." Dans son travail, la marionnettiste aime jouer avec l'hybridité : un bras suffit pour que le spectateur imagine un corps entier. "C'est une des forces de la marionnette : on peut n'avoir qu'un bras, et le public projette malgré lui une créature entière."

La marionnettiste Coraline Charnet dans son atelier à Charleville-Mézières, le 20 septembre 2025. (PAUL DUBOIS / FRANCEINFO CULTURE)
La marionnettiste Coraline Charnet dans son atelier à Charleville-Mézières, le 20 septembre 2025. (PAUL DUBOIS / FRANCEINFO CULTURE)

Pour elle, la marionnette n'est pas seulement une technique, mais un art total, qui croise le rituel et la poésie, le sensible et le politique : "Dans la marionnette, on déploie un univers, on fabrique, on manipule, on compose. Il y a quelque chose d'un peu sacré, peut-être, un côté rituel. On donne une énergie à l'objet." Ce médium reste souvent en marge du théâtre traditionnel, mais c'est aussi ce qui en fait la force.

"La marionnette protège. Elle permet de dire des choses, de caricaturer, tourner en dérision, tout en se distanciant." Aujourd'hui, l'artiste défend la nécessité de cet art fragile mais puissant : "La marionnette, c'est un art dont on a particulièrement besoin. Elle stimule l'imagination, elle favorise la créativité, elle ouvre des espaces d'expression dont on a besoin face aux défis actuels." À travers ses singes de tissu, de bois et de métal, elle invite à déplacer le regard et à réinventer le vivant.

La pluridisciplinarité comme motivation

La plus jeune génération, elle aussi, voit en la marionnette un art loin d'être poussiéreux ou marginal. Mélody Shanti Mahe et Pedro Hermelin Velez, fraîchement sortis en 2024 de l'Esnam et comédiens dans la pièce Trust me for a while, ont chacun un parcours singulier qui a nourri leur vision de la discipline. Mélody, ancienne étudiante en philosophie, raconte : "J'avais vraiment un goût pour les arts plastiques et je n'avais jamais fait de théâtre." Sa rencontre avec la marionnette a été progressive : "On m'a offert un petit stage pour fabriquer une marionnette, et très vite j'ai découvert que le métier, dans son aspect concret, me plaisait aussi."

Pedro, quant à lui, a suivi un parcours orienté théâtre, en prépa littéraire et au conservatoire de Clamart. Il confie : "L'image que j'avais, ce sont des souvenirs lointains de marionnettes avec lesquelles ma mère jouait pour me raconter des histoires ou de guignol comme tout le monde. Mais j'ai plus tard choisi la marionnette parce qu'elle mélange théâtre, danse, arts plastiques, tout ce que j'aime en fin de compte se retrouve dans cet art."

La pièce "Trust me for a while", le 21 septembre 2025, sur la scène du Festival mondial des théâtres de marionnettes, à Charleville-Mézières. (HERVE DAPREMONT)
La pièce "Trust me for a while", le 21 septembre 2025, sur la scène du Festival mondial des théâtres de marionnettes, à Charleville-Mézières. (HERVE DAPREMONT)

Avant même de la pratiquer, le néo-marionnettiste percevait déjà la force de la discipline comme langage artistique : "Je me suis rendu compte que les spectacles qui me plaisaient le plus étaient souvent pluridisciplinaires, avec un mélange de texte, danse et arts plastiques." La marionnette est alors devenue un moyen de donner vie aux objets : "Travailler avec des objets change notre regard sur le monde. On se demande comment une feuille ou un sachet plastique pourrait ressentir quelque chose."

Pour tous les deux, la marionnette offre une expérience unique de l'action sur scène. Mélodie explique : "C'est un théâtre dans l'action. Chaque geste compte, chaque manipulation raconte une histoire". Pedro complète : "Elle nous oblige à nous décentrer et à servir l'objet, plutôt que notre corps seul." Mais être marionnettiste aujourd'hui implique aussi de relever des défis matériels et économiques. Le comédien note : "Le défi aujourd'hui est de rester un contre-pouvoir dans un métier qui se vend, tout en gardant la liberté artistique et la solidarité entre compagnies."

La pièce "L'Oiseau de Prométhée", le 21 septembre 2025, sur une scène du Festival mondial des théâtres de marionnettes, à Charleville-Mézières. (VINCENT MUTEAU)
La pièce "L'Oiseau de Prométhée", le 21 septembre 2025, sur une scène du Festival mondial des théâtres de marionnettes, à Charleville-Mézières. (VINCENT MUTEAU)

Même les marionnettistes les plus aguerris s'accordent sur cette dimension. À l'issue de la représentation, Brice Berthoud, co-metteur en scène de L'Oiseau de Prométhée, et sa partenaire Camille Trouvé saluent la centaine de spectateurs venus découvrir la nouvelle création de leur compagnie, Les Anges au plafond. Plus que jamais, la pièce explore des enjeux politiques et contemporains : à la fois engagée et singulière, elle entraîne le public dans un café d'un faubourg d'Athènes, où dieux et mortels se rencontrent autour de mets helléniques. Mais l'origine du projet est aussi intime : nourris des échanges avec leurs amis grecs, dont les réflexions sur l'image de leur pays – entre crise et mythes – ont profondément inspiré la mise en scène, les artistes transforment ces confidences en matière théâtrale.

La mise en scène fait vivre une expérience physique au public. Les spectateurs sont répartis en trois espaces : un lieu de banquet où l'on mange beaucoup, une estrade où l'on mange moins, et le reste du public sur les gradins. "On aime bien qu'il y ait une relation physique avec l'histoire et qu'on puisse ressentir vraiment, vivre vraiment certaines émotions et qu'on y réfléchisse parfois peut-être après être sorti du théâtre."

La marionnette contemporaine est particulièrement adaptée à ce type de récit. "Ce qu'on oublie, c'est que la marionnette, c'est un des arts du spectacle qui n'a pratiquement jamais été censuré, comme la pantomime, parce qu'il n'a jamais été pris au sérieux. Et nous, on se sert de cette arme fatale, d'art mineur comme on a longtemps été jugé, pour pouvoir dire des choses extrêmement sérieuses sans être pendu sur la place publique."

Un art tout-terrain

La marionnette est aussi un art international, et Charleville-Mézières en est un épicentre. Yngvild Aspeli, marionnettiste et metteuse en scène norvégienne née en 1983, diplômée de l'Esnam et directrice artistique de sa compagnie Plexus Polaire, dirige depuis 2021 le Nordland Visual Theatre en Norvège. Elle présente à Charleville Trust me for a while, un spectacle où l'atmosphère dépouillée – un plateau clair, trois panneaux avec rideaux, quelques objets épars, une marionnette ventriloque presque humaine et un chat – met chaque geste et chaque regard en tension.

Pas de grands décors ni d'effets spectaculaires : la force naît de l'interaction entre corps et objet. Yngvild Aspeli explique : "Ce projet est venu au départ comme une commande de la part du théâtre Dijon-Bourgogne, où je suis artiste associée, pour répondre à leur programme Passe-Muraille, des formes qui tournent dans les lycées." Elle voulait un spectacle léger et transportable, mais fidèle à l'essence de la marionnette : "Moi, je travaille beaucoup sur la force de l'illusion de la marionnette, la magie du théâtre quelque part, avec la lumière, la scénographie. Si on enlève tout ça, qu'est-ce qui reste ? Eh bien, c'est ce que je cherchais ici."

La pièce "Trust me for a while", le 22 septembre 2025, sur la scène du Festival mondial des théâtres de marionnettes, à Charleville-Mézières. (HERVE DAPREMONT)
La pièce "Trust me for a while", le 22 septembre 2025, sur la scène du Festival mondial des théâtres de marionnettes, à Charleville-Mézières. (HERVE DAPREMONT)

Faire de la marionnette contemporaine, c'est se servir des contraintes pour en faire une force. Ce dépouillement imposé permet d'aller à l'essentiel : la relation entre l'acteur et l'objet. "Ça reste vraiment la relation entre l'acteur et la marionnette", précise-t-elle, "de pouvoir chercher ce qui est vrai et ce qui n'est pas vrai et partir d'une situation en direct contact avec le public." La marionnette devient alors un partenaire vivant, imprévisible, capable de créer un dialogue muet mais intense, transformant chaque instant de la représentation en une rencontre unique entre l'humain et l'inanimé.

Pierre-Yves Charlois, directeur du pôle international de la marionnette Jacques Félix et à la tête du festival depuis 2020, confirme cette ouverture et cette porosité : "C'est un art total si on considère que la marionnette, c'est la capacité d'animer l'inanimé." Selon lui, il infuse d'autres disciplines, comme la danse, la magie ou le théâtre, et se renouvelle constamment. "La marionnette permet de faire faire à un objet des choses impossibles pour un comédien et de jouer sur les échelles et les mises en abîme."

La pièce "Jean-Clone", le 22 septembre 2025, sur la scène du Festival mondial des théâtres de marionnettes, à Charleville-Mézières. (LAURENT GUIZARD)
La pièce "Jean-Clone", le 22 septembre 2025, sur la scène du Festival mondial des théâtres de marionnettes, à Charleville-Mézières. (LAURENT GUIZARD)

Mais la marionnette évolue aussi avec son temps, pour la technique comme pour le sujet. Julien Mellano, co-directeur du collectif Aïe Aïe Aïe, présente Jean-Clone, création récente sur les clones humains, où cinq personnages n'en font qu'un… ou peut-être cinq, difficile à dire. Ici, le masque rejoint la marionnette, sans jamais l'exclure. "Je voulais voir des personnages identiques sur scène et explorer ce que cela pouvait provoquer", explique-t-il. La marionnette devient, dans la pièce, un outil narratif parmi d'autres : un robot animé se fait marionnette principale, tandis que des objets en mousse créent une forme de vie organique. "Ce sont aussi des marionnettes, puisqu'elles bougent et interagissent", précise-t-il.

Et puis il y a un défi que même la marionnette ne peut pas ignorer : celui du numérique et de l'IA, qu'il place au cœur de sa pièce de science-fiction. "Dans la création pure, l'IA ne va pas avoir un gros impact", dit-il, tout en soulignant l'importance d'humaniser ce que produisent les machines. Pour lui, la marionnette contemporaine doit stimuler l'imaginaire plutôt que simuler le réel : "Une vieille valise peut devenir autre chose, mais il faut toujours inventer après pour surprendre." Dans Jean-Clone, le spectateur est confronté à la répétition, au clonage et à l'équilibre entre l'organique et le mécanique, explorant un théâtre profondément humain et ouvert aux innovations.

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