Interview Orchestre national de jazz : un dernier projet, "Jeux", et l'heure du bilan pour Frédéric Maurin, directeur musical de 2019 à fin 2024

Frédéric Maurin dirige son dernier concert à la tête de l'Orchestre national de jazz, vendredi 24 janvier, à Montreuil, un programme co-signé avec Andy Emler et Sophia Avramidou. L'occasion d'un bilan de six années passionnantes, à l'heure où la musicienne Sylvaine Hélary lui succède à la direction artistique de l'institution.

Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 13min
L'Orchestre national de jazz (ONJ) et l'Ensemble intercontemporain (EIC) associés dans le dernier projet musical "Jeux" du mandat de Frédéric Maurin (au centre au 1er rang, en blouse marron), Sophia Avramidou (à sa gauche en noir) et Andy Emler (en chemise noire, juste au-dessus d'eux). (SYLVAIN GRIPOIX)
L'Orchestre national de jazz (ONJ) et l'Ensemble intercontemporain (EIC) associés dans le dernier projet musical "Jeux" du mandat de Frédéric Maurin (au centre au 1er rang, en blouse marron), Sophia Avramidou (à sa gauche en noir) et Andy Emler (en chemise noire, juste au-dessus d'eux). (SYLVAIN GRIPOIX)

Frédéric Maurin va conclure sur scène son mandat de six ans à la direction artistique de l'Orchestre national de jazz (ONJ), institution lancée en 1986. Jeux, que le guitariste et compositeur a écrit avec Andy Emler, fondateur de l'ensemble MegaOctet, et la musicienne grecque Sophia Avramidou, est présenté à guichets fermés vendredi 24 janvier au Conservatoire de Montreuil, en banlieue est de Paris. Cette collaboration avec l'Ensemble intercontemporain (EIC), à laquelle participent sept solistes de cet orchestre, a reçu un "accueil extrêmement chaleureux" lors de sa création le 18 octobre à La Comète, à Châlons-en-Champagne, se souvient Frédéric Maurin. Il aurait aimé proposer davantage de dates, mais l'agenda de l'ONJ a été bousculé par le Covid. Après une prolongation de deux ans de son mandat, le guitariste a terminé officiellement sa mission le 31 décembre.

Le 1er janvier, la flûtiste et compositrice Sylvaine Hélary, première femme à être nommée à la direction musicale de l'ONJ, lui a succédé. Maurin va diriger son huitième et dernier programme lors d'une soirée qui s'annonce forte en émotions. Jeux conclut une belle collection où figurent le très vocal Rituels, l'hommage à Ornette Coleman Dancing in Your Head(s), le spectacle Dracula pour jeune public, le visionnaire Ex Machina qui mêle musique spectrale, improvisation et informatique, les célébrations d'œuvres de Martial Solal (en juin 2024), disparu en décembre, et André Hodeir, mais aussi l'hommage flamboyant au rock progressif Frame by Frame. Réussites, difficultés, rencontre avec Martial Solal peu de temps avant sa disparition... Pour Franceinfo Culture, Frédéric Maurin évoque ses années 2019-2024 à la tête de l'ONJ et une nouvelle pièce qui va être jouée sur scène en mars...



Franceinfo Culture : Durant votre mandat, vous avez créé huit programmes, dont l'un dédié au jeune public. Si vous deviez n'en retenir qu'un, quel serait-il ?
Je suis très content de tous les programmes qu'on a créés, et j'ai eu du plaisir à les diriger. C'est difficile de choisir... Si je devais n'en garder qu'un dont je sois particulièrement fier, ce serait Ex Machina. Tous les gens qui l'ont entendu sont assez unanimes sur un point : ce programme aura marqué quelque chose d'important. D'un point de vue musical, on est allé à des endroits où personne n'avait jamais été dans notre domaine. La musique que l'on a présentée au public dans ce programme est quelque chose qui nous est vraiment propre, l'expression d'une singularité. C'est vraiment nous. Et en termes de projection de la musique, ce que l'on a réussi à faire pendant ces concerts était extrêmement fort.

Outre les répertoires, l'ONJ a lancé un certain nombre d'actions. Lesquelles ont apporté le plus de satisfaction ?
D'abord, il y a la création d'un Orchestre des jeunes qui a été une réussite. Il va continuer avec Sylvaine Hélary. C'est central et ça a permis plein de choses. D'une part, de faire rejouer et revivre les anciens répertoires, de reconnecter l'ONJ avec son histoire. D'autre part, de découvrir plein de jeunes musiciennes et musiciens. Certains ont joué ensuite dans l'ONJ, et quelques-uns vont continuer avec Sylvaine. Beaucoup témoignent du fait que ça a été un accélérateur pour leur intégration dans le milieu du jazz. Ça a été un grand plaisir de travailler avec eux et de découvrir la jeune génération. À mon âge, je commençais à ne plus trop la connaître !

"Ce qu'on a réussi à faire, c'est remettre au cœur du projet de l'ONJ la notion d'intérêt général et d'outil de service public."

Frédéric Maurin

à franceinfo Culture

Côté jeunesse, le spectacle Dracula a connu un joli parcours...
Oui. Il y a eu beaucoup de choses mises en place par l'action culturelle à l'ONJ. Parmi elles, le programme pour jeune public Dracula – qui était aussi une première – constitue une vraie réussite avec plus de soixante représentations. Notre Académie de composition est également un succès. Ce qu'on aura réussi à faire, c'est remettre au cœur du projet de l'ONJ la notion d'intérêt général et d'outil de service public. Cela aura bénéficié à beaucoup de monde au niveau des commandes qu'on a passées auprès de compositrices et de compositeurs, et à plein de gens qui ont pu participer aux actions culturelles. Quand on sort d'un spectacle qu'on a créé avec des détenus à la maison d'arrêt, où ils ont pu faire venir leurs enfants, alors on comprend le sens de ce qu'on fait...

Le Covid a dû être une période bien difficile de votre mandat...
Oui, évidemment, d'une part parce qu'on avait mis beaucoup d'énergie à insuffler une dynamique pendant la première année, en 2019. On avait trois programmes qui étaient prêts à tourner. Ça nous a scié les pattes. Il a fallu gérer plein de choses en marge de l'artistique. Puis c'est reparti, mais on a fait un programme de moins que prévu, un projet avec de la danse. Et la dernière création, Jeux, a été retardée, ce qui nous aura empêchés de pouvoir la jouer suffisamment. Je crois que Sylvaine a l'intention de faire un programme avec de la danse, et c'est tant mieux.

"Le Covid a empiré le rapport de force qui existe entre les programmateurs et les artistes... Mais il existe des lieux de résistance, qu'il faut soutenir."

Frédéric Maurin

à franceinfo Culture


Quelles ont été les autres difficultés que vous avez traversées ?

L'autre chose difficile, c'était de réaliser que malgré tous les moyens dont dispose l'ONJ, il existe un vrai souci aujourd'hui pour qu'un orchestre de ce type soit diffusé largement dans tous les lieux en France. Je pensais qu'on jouerait beaucoup sur scène un programme comme Frame by Frame, hommage au rock progressif, ça n'a pas été le cas et ça a été une énorme déception. Il y a une frilosité de la part des lieux de diffusion, en particulier sur la musique plus aventureuse, une frilosité qui s'est aggravée. Le Covid a empiré le rapport de force qui existe entre les programmateurs et les artistes. Aujourd'hui, j'ai l'impression qu'une très grande partie de notre milieu en souffre. C'est un constat alarmant.

Qu'avez-vous appris par ailleurs de la scène jazz en France ?
Ce que j'ai appris aussi, c'est qu'il existe des lieux de résistance, même s'ils sont peu nombreux. Il y a des lieux où des gens se battent pour qu'une autre forme de musique existe. Comme le Pannonica, le Petit faucheux, Jazzdor, la Fraternelle à Saint-Claude dans le Jura... Ces lieux sont souvent très fragilisés, il faut se battre collectivement, les soutenir pour qu'ils continuent d'exister car certains sont en train de se faire couper leur financement à cause de la région, de changements politiques... Il y a aussi quelques scènes nationales qui se battent aussi pour que la musique de création existe.



Durant votre mandat, l'ONJ a été endeuillé par la mort de Denis Badault, ancien directeur qui était revenu pour animer la 3e saison (2021-22) de l'Orchestre des jeunes...
Le décès de Denis a été un événement très dur. C'est arrivé d'un coup. Je le connaissais depuis longtemps, il m'avait soutenu sur plein de choses. On a fait un magnifique concert à Radio France à Montpellier l'été dernier pour lui rendre hommage. C'était un moment très fort et émouvant.

Il y a eu enfin la disparition de Martial Solal à qui vous aviez consacré votre avant-dernier programme, L'ONJ joue Martial Solal Dodecaband, créé le 8 juin 2024. Que représentait-il pour vous ?
Martial fait partie de l'histoire du jazz en France. C'est quelqu'un qui a traversé plein de périodes, un musicien vraiment important dans nos musiques. Il était extrêmement singulier dans ce qu'il faisait, il avait un style très particulier. Martial, il écrit comme il joue. Il y a quelque chose de très virtuose, d'un peu fou, dans sa musique. Ça a été formidable de pouvoir jouer ses œuvres, de le rencontrer. Je suis allé le voir plusieurs fois pour la musique du Dodecaband, l'un de ses anciens groupes. Puis, fin novembre, je lui ai ramené ses partitions. On a discuté longuement de la musique, ça a été un beau moment d'échange. Comme il ne pouvait plus se déplacer, il n'avait pas assisté au concert de juin, alors je lui en avais envoyé un enregistrement. Il avait tout écouté de façon très attentionnée. Malgré la fatigue, malgré l'âge, il était très affûté sur les questions musicales, c'est assez fascinant. Il a fait plein de petites remarques sur telle partie qui avait été jouée comme ça et qui aurait peut-être pu être jouée comme ci... Mais ce n'était que des trucs gentils. Il entendait tout ! Et il se souvenait de tout ce qu'il avait écrit. Il nous a confié être très heureux que sa musique soit jouée, et que l'ONJ la joue comme on l'a fait.

Vous savez, l'histoire se répète. Quand je dis que les conditions sont plus dures aujourd'hui pour nos musiques, je crois d'une certaine façon que ça a toujours été le cas pour les gens qui avaient envie de faire des musiques sortant d'un certain cadre. La musique que Martial Solal a faite avec le Dodecaband entre la fin des années 1980 et 2000, il ne l'a pas jouée tant que ça en concert. Et surtout, ça n'a jamais été enregistré, à l'exception d'un album consacré à Duke Ellington, qui était une commande du festival Banlieues bleues. Donc il était ravi qu'on rejoue sa musique, et qu'on la rejoue avec un orchestre plus jeune en moyenne que son orchestre de l'époque. Il était ému de réentendre tout ce qu'il avait écrit, et de savoir que des gens d'une autre génération s'y intéressaient.

"Ce qui est sûr, c'est qu'en six ans, j'ai bien pris dix ans !"

Frédéric Maurin

à franceinfo Culture


Comment ces six années à l'ONJ vous ont-elles changé, tant sur le plan musical qu'humain ?
Ce qui est sûr, c'est qu'en six ans, j'ai bien pris dix ans ! Ce que j'ai le plus appris – que finalement j'avais peu fait dans ma vie musicale –, c'est travailler avec plein de gens différents. J'ai l'impression que ces collaborations ont été une réussite. La première qui me vient à l'esprit, c'est Rituels, un programme que j'ai adoré diriger. On l'a écrit à cinq, Ellinoa, Sylvaine Hélary, Leïla Martial, Grégoire Letouvet et moi. Ça a été formidable, très facile, de travailler ensemble. C'était pareil sur Dracula. Il y a eu un travail d'écriture collectif sur tous les programmes et ça m'a beaucoup apporté. D'abord, j'ai été amené à diriger la musique des autres, ce que je n'avais fait qu'occasionnellement auparavant. Ça a été très positif pour moi. Ça déborde largement le cadre purement musical, parce que pour Dracula, il y a eu un travail collectif sur la mise en scène, sur le texte... Au moment de partir, je suis très serein. J'ai une totale confiance dans le fait que Sylvaine va faire quelque chose de formidable avec l'ONJ.

Et maintenant, quels sont vos projets ?
Au moins pour les deux années qui viennent, j'ai choisi d'orienter la suite de mes aventures principalement autour de l'écriture musicale. Ceci, en gardant un pied dans le jazz où plusieurs personnes m'ont commandé des arrangements ou des pièces, et en ayant aussi un pied dans la musique contemporaine. J'ai signé avec un éditeur. J'ai une pièce symphonique qui va être jouée bientôt. J'ai adoré mon expérience à l'ONJ mais j'y faisais 50% de direction de la structure et 50% d'artistique. J'ai envie d'avoir plus d'artistique. J'ai aussi envie de jouer, avec des projets de groupe pour 2026, je pense...

Parlez-moi de cette pièce symphonique...
J'ai eu la chance de remporter le Grand Prix lycéen des compositeurs Super Phoniques, décerné par la Maison de la musique contemporaine. Donc j'ai reçu une commande pour l'Orchestre national de France. La pièce sera jouée le 20 mars à Radio France. La troisième pièce au programme, c'est Petrouchka de Stravinsky. Donc, c'est une grosse pression ! C'est un peu comme faire un solo avant John Coltrane !

Orchestre national de jazz, "Jeux". Vendredi 24 janvier 2025, Montreuil, Conservatoire Pina Bausch, 20h30. La réservation en ligne (entrée libre) affiche complet depuis plusieurs jours.

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