Eurovision 2025 : entre chansons à message et soft power, un concours au cœur d'enjeux géopolitiques

L'édition 2025 de l'Eurovision se déroulera à Bâle, en Suisse, samedi, avec son lot de polémiques, notamment les appels à l'exclusion d'Israël en raison de la guerre à Gaza.

Article rédigé par Marianne Leroux
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 10min
Le groupe ukrainien Kalush Orchestra à l'Eurovision, le 14 mai 2022, à Turin, en Italie. (NDERIM KACELI / NURPHOTO / AFP)
Le groupe ukrainien Kalush Orchestra à l'Eurovision, le 14 mai 2022, à Turin, en Italie. (NDERIM KACELI / NURPHOTO / AFP)

Officiellement, la politique est interdite sur la scène de l'Eurovision : "Les paroles, discours ou gestes de nature politique ou similaire ne sont pas autorisés", est-il écrit dans le règlement du concours.

Mais derrière les strass, les paillettes, parfois le folklore ou des performances musicales déjantées, la grand-messe de la chanson est loin d'être insensible aux enjeux géopolitiques. Chaque édition, depuis les débuts de l'Eurovision, est marquée par des polémiques et des conflits qui s'immiscent dans la compétition.

Ukraine, Gaza : l'actualité s'invite à la compétition

Au lendemain de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, en février 2022, l'Union européenne de radio-télévision (UER), organisateur de l'événement, a décidé d'exclure la Russie du concours. Bien que l'UER ait, au départ, déclaré être "neutre", elle a cédé sous la pression de multiples plaintes à propos de l'instrumentalisation des médias par le gouvernement russe et la menace de boycotts. L'exclusion de la Russie est somme toute anecdotique face aux sanctions économiques, mais elle est surtout symbolique puisque le programme est très apprécié des Russes.

Grâce au vote du public et à la solidarité internationale, l'Ukraine a gagné l'édition 2022. Les paroles de Stefania, écrites avant la guerre, du groupe ukrainien Kalush Orchestra ont évidemment résonné avec l'actualité : "Je retrouverai toujours mon chemin vers la maison, même si toutes les routes sont détruites." Kiev avait exceptionnellement accepté que les cinq membres du groupe, en âge d'être mobilisés, quittent le pays, à condition qu'ils reviennent sur le front dès leur retour. Beaucoup d'eurofans [surnom attribué aux fans de l'Eurovision], ont estimé que l'Ukraine ne méritait pas la victoire puisque c'est uniquement en raison du contexte géopolitique que celle-ci a pu briller.

L'édition 2024, elle, a été marquée par le conflit entre Israël et le Hamas. De nombreux manifestants, à Malmo, en Suède – lieu de l'événement – ont demandé l'exclusion d'Israël en raison de la guerre à Gaza, mais l'UER a refusé. L'organisation a cependant réclamé à la délégation israélienne de changer les paroles de la chanson October Rain (en référence au 7 octobre 2023), jugées trop politiques.

Cette année, pour l'édition 2025, plusieurs appels à l'exclusion d'Israël ont été lancés en Europe. Soixante-douze anciens participants (dont trois Français) ont même envoyé un courrier aux organisateurs pour faire pression. Mais l'Union européenne de radiodiffusion, organisatrice du concours, a défendu la participation de l'État hébreu, arguant que la radio-télévision publique israélienne étant membre de l'organisation, le pays y avait toute sa place.

Des chansons à message, explicites ou non

Suivi par 200 millions de personnes dans le monde, l'Eurovision est l'un des événements non sportifs les plus suivis. C'est donc l'occasion parfaite pour certains pays de faire passer des messages politiques à travers leurs chansons. En 2016, la chanteuse ukrainienne Jamala racontait dans son titre 1944, l'histoire de son arrière-grand-mère, une des 240 000 Tatars de Crimée déportés par Staline en 1944. Deux ans après l'annexion de la Crimée, la Russie ne l'a pas vu du bon œil. Le sénateur Frantz Klintsevitch avait même appelé au boycott de l'Ukraine l'édition suivante.

L'organisateur, lui, n'y a vu aucun problème. Pour l'UER, il ne s'agissait pas d'un message politique, mais de l'évocation d'une période historique. L'Ukraine victorieuse a bien accueilli le concours en 2017, mais le pays avait, à la suite de l'appel au boycott, interdit la participation de la candidate russe qui avait donné un concert en Crimée annexée, deux ans plus tôt.

Un an plus tôt, en 2015, les Arméniens ont voulu aborder le génocide de 1915 dans leur chanson Don't Deny (Ne nie pas en français) mais l'UER leur a demandé de changer le titre. Ils ont donc opté pour un titre plus sobre : Face the Shadow (Fais face à l'ombre en français). En 2009, les Géorgiens n'ont pas eu la même chance. Quelques mois après la guerre entre la Géorgie et la Russie, le groupe géorgien avait tenté un pied de nez à Vladimir Poutine avec le titre We Don't Wanna Put In (Nous ne voulons pas de Poutine, un jeu de mots sur le nom du président). Les organisateurs ont choisi de disqualifier la chanson jugée anti-russe, d'autant plus que le concours était organisé en Russie, cette année-là. La délégation géorgienne n'avait pas voulu changer les paroles. Elle avait sûrement prévu d'avance sa non-participation, ne voulant pas participer chez le pays ennemi.

En 2018, le groupe Madame Monsieur, qui représentait la France, avait interprété une chanson intitulée Mercy. Elle racontait l'histoire d'une enfant nigériane, née sur un bateau humanitaire en Méditerranée, dénonçant les conditions désastreuses des migrants qui traversent les mers pour une vie meilleure.

Le soft power : redorer l'image nationale

La géopolitique ne s'invite pas seulement dans le choix des paroles et du titre de la chanson. Pour redorer leur image nationale, certains États n'hésitent pas à choisir des participants stratégiques, à investir des millions d'euros pour des mises en scène grandioses ou même parfois à tricher. En 1968, par exemple, la chanteuse espagnole Massiel remporte le concours, à la surprise générale, avec sa chanson La la la. Les paroles, composées en grande partie de "la", sont objectivement peu recherchées. Cette année-là, le favori était le chanteur anglais Cliff Richard, mais celui-ci perd d'un point face à l'Espagnole. Dès le lendemain, des rumeurs de tricherie circulent dans la presse britannique.

C'est seulement en 2008, quarante ans plus tard, qu'un ancien animateur de la télévision espagnole avoue dans un documentaire que le résultat a été truqué, suite à l'intervention du gouvernement franquiste. Le dictateur Franco avait ordonné aux responsables de la télévision et de la plus grande maison de disques espagnoles de corrompre les jurys internationaux. L'objectif était de pouvoir accueillir le concours l'année suivante et redorer le blason de l'Espagne en Europe et dans le monde.

L'Eurovision comme moyen de soft power est également utilisé par Israël. Depuis sa première participation en 1973, l'État hébreu fait tout pour se donner une bonne image. Le pays ne cesse d'envoyer des candidats incarnant le progressisme comme des artistes LGBT ou issus de l'immigration.

Le but du "pinkwashing" est de montrer une image progressiste et engagée pour les droits des minorités, alors que le gouvernement est conservateur. "Il peut y avoir une volonté de contrebalancer des discours réactionnaires ou discriminants qui ont cours dans leur propre pays", raconte Quentin Mauduit, cocréateur du podcast 12 points, dédié à l'Eurovision, et chargé d'enseignement à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne sur les politiques de l'Union européenne, à Slate. En 1998, l'Israélienne Dana International est devenue la première femme transgenre à gagner l'Eurovision. Vingt ans plus tard, en plein mouvement #MeToo, la chanteuse Netta Barzilai dénonce les violences sexistes et sexuelles avec des paroles évocatrices : "Je ne suis pas ton jouet, stupide garçon."

En 2012, l'Azerbaïdjan dépense 160 millions pour offrir au public une performance inoubliable et leur faire oublier les atteintes aux droites de l'homme. "Ce genre d'événement est l'outil favori des régimes autoritaires pour se promouvoir sur la scène internationale. Ils l'utilisent pour obtenir une légitimité, mais aussi pour accroître leur assise dans leur propre pays", avait confié Emin Huseynov, journaliste azerbaïdjanais au journal Le Monde.

À travers cette "vitrine clinquante", le pays souhaitait "masquer" son régime dictatorial. Ce même pays avait d'ailleurs, en 2020, transformé le concours en faire-valoir pour revendiquer le territoire du Haut-Karabakh dans le conflit l'opposant à l'Arménie.

"Twelve points" : les votes, une histoire d'amitiés

La géopolitique se ressent même jusque dans les votes. Les affinités et amitiés entre les pays d'un même groupe géographique ou culturel influencent grandement les suffrages. Depuis la chute du mur de Berlin, trois grands groupes se dessinent, unis par leurs liens historiques et culturels : l'ex-Yougoslavie, l'ex-URSS (avec un sous-groupe balte) et les pays nordiques. Ces blocs s'échangent presque automatiquement des points élevés. Il y a rarement des surprises. Certains pays ont des relations culturelles assez proches, Chypre vote ainsi souvent pour la Grèce, et inversement, la Roumanie vote fréquemment pour la Moldavie, et inversement.

L'immigration historique joue également beaucoup sur les suffrages. Par exemple, l'Allemagne vote souvent pour la Turquie, dont est issue sa plus grande communauté immigrée. L'Ukraine vote beaucoup pour l'Italie. Cette dernière accueille, depuis plusieurs années, une grande partie de la diaspora ukrainienne. Et à l'inverse, évidemment, l'Arménie et l'Azerbaïdjan ne votent jamais l'un pour l'autre. Ces pays du Caucase sont en conflit pour le contrôle de la région du Haut-Karabakh. Chypre ne vote pas non plus pour la Turquie. L'île est divisée en deux, depuis l'invasion turque en 1974.

Sous ses airs de concours musical bon enfant, l'Eurovision reste donc, malgré tout, un terrain idéal pour revendiquer des idées politiques, évoquer les problématiques contemporaines et user du soft power.

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