Centenaire de Pierre Boulez : qui était ce musicien hors normes, chef, compositeur et bâtisseur d'institutions ?

La plupart des célébrations en musique de l'œuvre de Boulez ont lieu sous l'égide de la Philharmonie de Paris.

Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 9min
Pierre Boulez à la tête de l'Ensemble intercontemporain, à la Cité de la musique, en décembre 2007. (LEEMAGE / AFP)
Pierre Boulez à la tête de l'Ensemble intercontemporain, à la Cité de la musique, en décembre 2007. (LEEMAGE / AFP)

Colloque, intégrales rééditées, concerts : neuf ans après sa mort, on salue aujourd'hui dignement la mémoire de Pierre Boulez, l'un des grands musiciens de son temps, à l'occasion de son centenaire le 26 mars 2025. Mais qui célèbre-t-on précisément ? Que représentait-il dans le paysage musical et institutionnel de son époque ?

Interprète éminemment respecté, le compositeur fut tout autant adulé que décrié en particulier dans ses rapports au "milieu" français de la musique. "Pour le pire et le meilleur, dans l'imaginaire collectif, il est l'emblème de la radicalité de la musique contemporaine. Le pire gravite autour des notions de rupture et de pouvoir. Il serait coupable d'avoir rejeté la tradition et profité de la générosité des gouvernants successifs dans le but d'édifier un monument à sa propre gloire", écrit Laurent Bayle, ancien directeur de la Philharmonie de Paris, qui lui fut très proche, dans Pierre Boulez aujourd'hui (Odile Jacob, 2025).

Alors, pourquoi se réfère-t-on sans cesse à cette figure ? Parce que Pierre Boulez fut réellement novateur, et ce, par sa manière de penser la musique, réunissant autour d'un même projet global ses trois casquettes : le compositeur de musique d'avant-garde, le chef d'orchestre parmi les plus appréciés dans le monde, enfin le bâtisseur d'institutions, créées à son image, mais transmises aux générations suivantes.

Boulez, compositeur d'une œuvre en constante évolution

Souvent méconnue du grand public, car perçue comme difficile d'accès, la musique de Boulez jouit pourtant d'une aura indescriptible auprès de mélomanes et musiciens, surtout des nouvelles générations. Née dans l'immédiat après-guerre, elle s'inscrit dans les mouvements sériel et post-sériel : construite sur une succession (stable) de sons appelée série, cette musique avait permis de sortir du carcan de l'harmonie tonale et ouvrir le champ à l'atonalité.

Les compositions de Pierre Boulez naissent de là pour évoluer sans cesse : "Il y aura dans ses œuvres de maturité une dimension plus plastique, plus enveloppée, par rapport à l'inspiration de ses 20 ans", considère Frank Madlener, actuel directeur de l'Ircam, le laboratoire de recherche des sons initié par Pierre Boulez. "Mais l'œuvre de Boulez est aussi un work in progress, une œuvre en devenir", poursuit-il, "il y a des idées anciennes qu'il développe quelques années après. On parle généralement d'amnésie créatrice : chez Boulez, il y a plutôt réémergence, dans sa mémoire, d'œuvres anciennes". Exemple : Le Visage nuptial est une adaptation de poèmes de René Char dont la première version est de 1946-1947 et puis, comme beaucoup d'œuvres, évoluera et sera étoffée deux fois, jusqu'à la troisième version définitive de 1989, sorte de petit opéra avec deux voix et ensemble orchestral.

Pour décrire l'esprit du compositeur, Maxime Pascal, chef d'orchestre fondateur du Balcon et interprète quasi obsessionnel du Marteau sans maître de Boulez, parle de liberté : "La question sérielle est chez Boulez hyper-luxuriante et est devenue avec les années un geste sublime. Là où Stockhausen crée le geste mystique, où le sériel devient rituel et sacré, chez Boulez, il est dominé par une colère, une rage qui conduit son langage à toujours plus de liberté."

Le Marteau sans maître (1954), l'œuvre sans doute la plus connue de Pierre Boulez, est aussi une adaptation de René Char. C'était, selon les mots du compositeur, une "prolifération de la musique autour d'un noyau poétique", trois poèmes très brefs, de quelques lignes à peine (L'Artisanat furieux, Bourreaux de solitude et Bel édifice et les pressentiments). Elle fit dire à Igor Stravinsky (que cite le texte de l'édition des œuvres complètes de Boulez chez Deutsche Grammophon) : "Il se passera encore longtemps avant que la valeur du Marteau sans maître soit reconnue. En attendant, je n'expliquerai pas mon admiration pour cette œuvre."

Boulez, un chef d'orchestre adoubé dans le monde, mais pas en France

C'est un peu par hasard que Pierre Boulez devient chef d'orchestre quand, entre 20 et 30 ans, ce Lyonnais monté à Paris, qui se destine à être compositeur, donne naissance au Domaine musical. C'est une sorte de festival de musique d'avant-garde qu'il anime à Paris jusqu'au milieu des années 1960 grâce à Jean-Louis Barrault qui lui met une salle à disposition.

Au Domaine musical, Boulez se met à la direction, car peu de chefs sont à même de diriger la musique qu'il propose, de Debussy et Stravinsky à Messiaen, Nono, Webern et Stockhausen. "Nous avons voulu faire participer l'auditeur à une sorte de musicologie comparée (ce terme tout à fait entre guillemets), sans que le pédantisme didactique prenne part à des concerts qui sombreraient sûrement dans l'ennui léthargique", raconte Boulez en 1954.

Sa carrière de chef d'orchestre est lancée. Deux moments de scène feront date, plus que tant d'autres : la direction du Sacre du printemps de Stravinsky au théâtre des Champs-Élysées en 1963, pour les 50 ans de sa création, dont on dit qu'il y eut un avant et un après Boulez. Et une version de légende de la Tétralogie de Wagner à Bayreuth à l'occasion du centenaire du festival, en août 1976. Mis en scène par Patrice Chéreau, son Ring du centenaire, porté par les polémiques, marquera l'histoire de l'opéra.

Installé en grande partie en Allemagne dès 1958, Boulez dirige de plus en plus et c'est à l'étranger qu'il est demandé : à Cleveland (où il est le conseiller musical de l'Orchestre entre 1970 et 1971), puis à New York, où il dirige le Philharmonic jusqu'en 1978, et à Londres où il occupe en même temps le poste de chef principal du BBC Symphony Orchestra (1971-1976). Aucun orchestre français ne lui propose sa direction. Pierre Boulez ne rentre en France qu'en 1976 pour créer et diriger l'Ensemble intercontemporain, une formation exclusivement dédiée à la musique contemporaine.

Boulez bâtisseur : des institutions à son image

Le grand talent de Pierre Boulez est d'avoir réussi non seulement à fusionner le compositeur avec le chef d'orchestre, mais aussi à créer – au moins en partie – son univers instrumental, les lieux et les modalités du concert. Il caresse ainsi l'objectif – et il y parvient quasiment – de contrôler l'ensemble des étapes de la création musicale.

Longtemps à l'écart des institutions françaises qu'il considérait inadaptées à la musique contemporaine, Pierre Boulez a saisi l'opportunité offerte par le président Pompidou en 1970 avec la création de l'Ircam. L'Institut de recherche et de coordination acoustique/musique est le laboratoire de recherches pour l'invention des sons nécessaires aux nouvelles musiques. Son astuce : avoir obtenu une autonomie totale de la structure autant du ministère de la Culture que de ce qui deviendra le Centre Pompidou dont il est, au départ, une émanation.

Pendant orchestral du travail effectué par l'Ircam, l'Ensemble intercontemporain que Boulez fonde en 1976, est la formation instrumentale de solistes qui consacre uniquement à la musique du XXe siècle et contemporaine.

Enfin, la Cité de la musique, appelée de ses vœux et projetée par François Mitterrand et Jack Lang dès 1981, est inaugurée en janvier 1995. Mais son ambition plus large – une structure hébergeant des orchestres et associant une vocation pédagogique, de recherche et de spectacle avec une grande salle symphonique – prendra forme seulement en 2015 avec la Philharmonie de Paris, dirigée d'abord par son dauphin Laurent Bayle. Avec à sa tête Olivier Mantei depuis 2021, la Philharmonie de Paris vient de fêter ses dix ans d'existence.

. Colloque à la Philharmonie de Paris "Pierre Boulez, l'orchestre et la politique culturelle : vision et héritages", mercredi 26 et jeudi 27 mars, de 9h30 à 17h, Salle de conférence, entrée libre sur réservation
. "Pierre Boulez aujourd'hui" de Laurent Bayle, Odile Jacob, janvier 2025
. Dans le cadre de la programmation "Boulez 100" à la Philharmonie de Paris : spectacle "Rituel" par Benjamin Millepied et sa compagnie L.A. Dance Project et l'Orchestre de Paris dirigé par Esa-Pekka Salonen mercredi 26 et jeudi 27 mars à 20h. Concert anniversaire par l'Ensemble intercontemporain et Les Métaboles vendredi 28 mars à 20h.
. Coffrets "Boulez - The Composer" (13 CD) et "Boulez - The Conductor" (84 CD et 4 Blue Ray vidéos), Deutsche Grammophon, 2025

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