"Worth. Inventer la haute couture" au Petit Palais : une rétrospective hors normes sur une figure artistique incontournable de l'histoire de la mode

Article rédigé par Corinne Jeammet
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Exposition "Worth. Inventer la haute couture", au Petit Palais, à Paris, le 5 mai 2025. (STEPHANE DE SAKUTIN / AFP)
Exposition "Worth. Inventer la haute couture", au Petit Palais, à Paris, le 5 mai 2025. (STEPHANE DE SAKUTIN / AFP)

Une page de l'histoire de la mode se déploie dans cette rétrospective Worth, la première à Paris. C'est une immersion extraordinaire dans l'histoire d'une maison mythique qui a su imposer le luxe et l'élégance à la française. Impressionnant.

Fruit d'une collaboration avec le Palais Galliera, les grandes galeries du Petit Palais accueillent la rétrospective Worth. Inventer la haute couture. L'exposition rassemble 400 œuvres – 80 costumes, objets et accessoires dialoguent avec des peintures, arts décoratifs et graphiques – et revient sur les créations de cette maison autant que sur les protagonistes qui en ont écrit l'histoire.

Les magnifiques pièces présentées, très rares et pourtant nombreuses, proviennent de prestigieuses collections internationales et certains de ces prêts ont fait l'objet de campagne de restauration unique. "Cette restauration a permis, pour certaines pièces historiques, de les présenter mannequinées et cela va être la dernière fois. Elles sont d'une telle fragilité qu'au-delà de l'exposition, elles vont être remisées", souligne, en préambule, Annick Lemoine, la conservatrice générale et directrice du Petit Palais.

Cette exposition relate l'histoire de Worth dans un contexte social, historique et culturel. Fondateur d'une maison, devenue symbole absolu du luxe parisien, Charles Frederick Worth (1825-1895), né en Angleterre, est une figure incontournable de l'histoire de la mode. À l'origine de la haute couture, il fonde sa maison éponyme au 7 rue de la Paix, à Paris, dont l'histoire se déploie sur presque quatre générations et près d'un siècle. Du Second Empire aux Années Folles, une page s'écrit : celle de l'invention de la figure du grand couturier et des mécanismes de création et de commercialisation de la mode, encore en vigueur, et il pose les bases dès la fin du XIXe siècle. Instructif.

"C'est une rétrospective hors normes", insiste Annick Lemoine, en préambule de la visite guidée accompagnée de trois commissaires : Sophie Grossiord, responsable des collections mode du début du XXe siècle jusqu'à 1947, Marine Kisiel, responsable des collections mode du XIXe siècle, et Raphaële Martin-Pigalle, conservatrice en chef du patrimoine et département des peintures modernes (1890-1914) au Petit Palais.

Le parcours suit une chronologie s'étendant du Second Empire à l'entre-deux-guerres et montre comment Worth, grâce à une vision internationale, est devenu une référence incontestée contribuant à consolider la place de Paris comme capitale mondiale de la mode. "Le fondateur de la maison Worth va faire passer le monde de la confection à celui de l'art : il va se réclamer artiste. Il impose sa griffe, c'est une signature déliée comme celle des peintres. Il est lui-même collectionneur et il s'associera à des artistes de renom comme Dunand et Lalique", précise encore Annick Lemoine.

Exposition "Worth. Inventer la haute couture", au Petit Palais, à Paris : portrait de Charles Frederick Worth d'Émile Friant, 1893. (SOPHIE CRÉPY / MUSÉE D'ORSAY, DIST. RMN-GRAND.)
Exposition "Worth. Inventer la haute couture", au Petit Palais, à Paris : portrait de Charles Frederick Worth d'Émile Friant, 1893. (SOPHIE CRÉPY / MUSÉE D'ORSAY, DIST. RMN-GRAND.)

Avant de pénétrer dans la première salle, Marine Kisiel nous freine dans notre élan : "Il faut absolument regarder ces murs recouverts de grandes reproductions photographiques en noir et blanc de 1927. Elles montrent le couturier drapant des textiles sur une mannequin aussi bien que la vie des ateliers jusqu'aux cuisines." Documents et photographies illustrent le fonctionnement de cette maison où des milliers de personnes œuvraient déjà dès les années 1870 : de l'atelier de couture à celui d'emballage en passant par l'atelier du photographe, jusqu'aux luxueux salons qui accueillent une clientèle internationale. Puis la commissaire nous invite à pénétrer dans la première partie de l'exposition, où, à côté de la généalogie, trône en majesté l'imposant portrait en peinture du patriarche signé Émile Friant.

Arrivé à Paris en 1846, Charles Frederick Worth débute comme commis chez Gagelin, un marchand renommé, avant de se faire un nom. En 1858, il fonde la maison Worth & Bobergh avec le Suédois Otto Gustav Bobergh, au 7 rue de la Paix. La maison habille la princesse de Metternich, la cour impériale jusqu'à l'Impératrice Eugénie, imposant sa domination sur la mode parisienne. Les premiers modèles que l'on découvre sont des robes à crinolines. "Alors que ces robes à crinolines suscitent pourtant des caricatures, Worth va s'inscrire dans cette ligne grâce aux soutiens de l'impératrice Eugénie et d'aristocrates proches de la cour impériale", précise Sophie Grossiord. En 1870, après la séparation avec Bobergh, la griffe devient Worth.

Des tenues du jour aux manteaux d'opéra, et bien sûr aux robes de bal – ces dernières sont extrêmement nombreuses à l'époque –, l'exposition illustre son style à travers un ensemble de silhouettes portées au gré d'une journée que l'on découvre dans une salle en rotonde. La salle suivante est consacrée au travestissement. "On sait que le couturier et son fils collectionnent les estampes et disposent d'une bibliothèque qui leur permet de se nourrir d'inspirations multiples. Cela montre l'influence que Worth accorde aux influences venues du passé que l'on retrouve sur certains modèles de costumes de travestissements", explique Sophie Grossiord.

Puis dans une grande galerie tout en longueur, l'exposition met en lumière des clientes prestigieuses, telles que l'Italienne Franca Florio, l'Américaine Lady Curzon et l'emblématique comtesse Greffulhe, modèle de la duchesse de Guermantes dans l'œuvre de Marcel Proust. Ici, on admire robes de cour et de grand soir, toutes plus majestueuses les unes que les autres, ainsi qu'un ravissant corsage de mariée avec son ruban de taille signée de la griffe du couturier à l'intérieur.

En 1895, le décès de Charles Frederick marque un tournant dans l'histoire de la maison, alors reprise par ses fils, Jean-Philippe et Gaston Worth. C'est l'heure de la transition entre le XIXe et le début du XXe siècle et l'entrée dans la modernité. La scénographie quitte alors les teintes pastel pour une succession de petites salles, aux murs de couleur marine. Elles font revivre la mythique rue de la Paix, "centre de la mode à Paris puisque toutes les maisons du rez-de-chaussée aux combles sont occupées par des ateliers et ses maisons de couture – Paquin, Doucet et Doeuillet. Il n'y a pas que la haute couture, il y a également les joailliers", précise Sophie Grossiord. Dans une volonté de moderniser la maison, Gaston Worth va embaucher le jeune Poiret, qui ouvrira ensuite son atelier en 1903.

Exposition "Worth. Inventer la haute couture", au Petit Palais, à Paris : détail d'une cape du soir Worth, entre 1895 et 1900. Satin et mousseline de soie gris, fleurs en toile de coton mauve et verte et fils métallique gansés de soie. Doublure en satin de soie ivoire. (PARIS MUSEES / PALAIS GALLIERA / MUSEE DE LA MODE DE LA VILLE DE PARIS)
Exposition "Worth. Inventer la haute couture", au Petit Palais, à Paris : détail d'une cape du soir Worth, entre 1895 et 1900. Satin et mousseline de soie gris, fleurs en toile de coton mauve et verte et fils métallique gansés de soie. Doublure en satin de soie ivoire. (PARIS MUSEES / PALAIS GALLIERA / MUSEE DE LA MODE DE LA VILLE DE PARIS)

Avant de poursuivre la visite, il faut absolument regarder un petit film – une actualité Pathé Gaumont en noir et blanc – montrant l'un des premiers défilés de mode, qui émerge chez Worth à la fin du XIXe siècle, et qui correspond à la présentation des modèles aux clientes, mais aussi au principe de la saisonnalité. "Les maisons créent, par saison, 25 à 30 modèles qui sont présentés aux clientes sous la forme de photographies ou portés par des ouvrières, des vendeuses et des femmes qui travaillent dans ces maisons et prennent alors la fonction qui émerge de mannequin", précise Marine Kisiel qui nous invite à regarder l'émouvant premier carton d'invitation aux défilés, présenté dans une petite vitrine à côté.

Enfin, la dernière section se concentre sur le nouvel âge d'or de la maison, au début du XXe siècle. Sous la direction de Jean-Philippe et Gaston Worth, elle poursuit son expansion. À cette époque, la mode fait un retour au style du Premier Empire, tout en répondant aux nouvelles aspirations de la société avec des silhouettes plus épurées, à la fois droites et fuselées. À partir des années 1920, les fils de Gaston, Jean-Charles et Jacques, prennent la relève. Worth entre dans la modernité en proposant à chaque collection de nombreux manteaux, capes, robes du jour et du soir. Le "bleu Worth" s'impose. En 1924, est lancé son premier parfum, Dans la nuit, suivi d'autres : Vers le jour, Sans adieu et Je reviens. Des flacons présentés ici en attestent.

Exposition "Worth. Inventer la haute couture", au Petit Palais, à Paris : robe d'intérieur ou tea-gown, vers 1896-1897, en soie façonnée à fond en satin vert et motifs en velours coupé bleu, dentelle de coton mécanique, doublure en taffetas de soie changeant vert et bleu. (ERIC EMO / PARIS MUSEES / PALAIS GALLIERA / MUSEE DE LA MODE DE LA VILLE DE PARIS)
Exposition "Worth. Inventer la haute couture", au Petit Palais, à Paris : robe d'intérieur ou tea-gown, vers 1896-1897, en soie façonnée à fond en satin vert et motifs en velours coupé bleu, dentelle de coton mécanique, doublure en taffetas de soie changeant vert et bleu. (ERIC EMO / PARIS MUSEES / PALAIS GALLIERA / MUSEE DE LA MODE DE LA VILLE DE PARIS)

Cette rétrospective est ponctuée par quatre vidéos réalisées par le journaliste de mode Loïc Prigent, dévoilant les secrets de la confection de quatre vêtements iconiques et les coulisses de leur mannequinage [l'art de concevoir et de présenter des mannequins pour valoriser ou exposer des costumes]. On notera de très intéressants témoignages comme ces extraits de films pour plonger dans l'effervescence et le quotidien des maisons de couture de cette époque et de ses coulisses. Enfin, un parcours dédié aux 7-10 ans leur propose de vivre l'aventure de la mode en aidant le couturier à inventer la haute couture. Rares sont les expositions consacrées à la mode qui initient les jeunes générations à découvrir cet univers.

Dans cette exposition, une page de l'histoire de la mode se déploie, celle du système de la mode tel que nous le connaissons aujourd'hui avec ses défilés et ses stratégies de commercialisation, celle de l'invention de la figure du couturier dont les créateurs de mode se réclament encore aujourd'hui. C'est poignant de penser que c'est peut-être la dernière occasion de voir le travail de ce couturier oublié !

Exposition "Worth. Inventer la haute couture", jusqu'au 7 septembre 2025. Petit Palais. Musée des Beaux-Arts de la ville de Paris, avenue Winston Churchill, 75008 Paris.

Exposition "Worth. Inventer la haute couture", au Petit Palais, à Paris, le 5 mai 2025. (STEPHANE DE SAKUTIN / AFP)
Exposition "Worth. Inventer la haute couture", au Petit Palais, à Paris, le 5 mai 2025. (STEPHANE DE SAKUTIN / AFP)

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