Interview "Depuis plus de 150 ans, on applique exactement les mêmes gestes sur un moule sans aucune machine" : les bustes Stockman, ces indispensables de la mode

Article rédigé par Corinne Jeammet
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 10min
Bustes Stockman recouverts de papier maché. (STOCKMAN)
Bustes Stockman recouverts de papier maché. (STOCKMAN)

Fondée en 1867, la marque française Siegel & Stockman crée et fabrique des bustes pour les couturières, pour les ateliers de haute couture et les vitrines de magasins grâce à son savoir-faire artisanal. Visite des ateliers.

Alors que la Paris Fashion Week féminine pour l'automne-hiver 2025-2026 présente ses créations à Paris, retour sur l'histoire de la marque française Siegel & Stockman qui fabrique ces bustes utilisés, entre autres, par les petites mains dans les ateliers des maisons de haute couture.

Le buste Stockman a été créé en 1867 par Frédéric Stockman, jeune sculpteur, ancien élève de Lavigne, inventeur du buste en papier mâché. Ce visionnaire comprend vite que des bustes représentant des gabarits préétablis seront d'une grande utilité pour les tailleurs. En 1900, Stockman, s'appuyant sur le développement de la confection et de la consommation, vend 30 000 bustes par an. Frédéric Stockman s'est associé avec Siegel, spécialiste des mannequins réalistes et des portes accessoires en métal, et la société devient Siegel & Stockman. Les années 1920 et 1930 sont prospères et Siegel équipe la plupart des magasins parisiens. Parallèlement, Stockman fournit des bustes aux maisons de couture naissantes et créé notamment, en 1947, le buste Dior qui accompagnera la collection New Look. Au début des années 1980, l'entreprise installe ses ateliers à Gennevilliers où une vingtaine d'ouvriers et d'ouvrières transmettent leur savoir-faire aux nouvelles générations.

Passionnante découverte et rencontre avec Louis-Michel Deck, le directeur des ateliers.

Franceinfo Culture : Très technique, la réalisation d'un buste requiert 10 étapes de fabrication ?

Louis-Michel Deck : On a 250 à 300 moules en plâtre (réalisés par une entreprise française) en fonction des morphologies que l'on change tous les 5/6 ans. Pour chaque morphologie, on a toutes les tailles, mais on peut aussi en développer de nouvelles.

La première étape de fabrication est le collage. Sur chaque moule, on appose – avec de la colle presque à l'eau avec le moins de solvant possible – des couches de papier mâché recyclé pour lui donner du volume. Des sparadraps sont collés pour bien maintenir les mesures de la taille et du cou puis ce buste part dans une étuve pour une douzaine d'heures à 60 degrés. Après, on sort le moule du buste et pour cela, il faut le découper sur la partie gauche. Ensuite, il repart au collage pour être réparé avec de nouvelles couches de papier mâché. Il séchera, en revanche cette fois-ci, à l'air libre. Le temps de séchage est imprévu, mais l'été, c'est plus rapide. Une fois sec, le buste est poncé pour obtenir une texture extrêmement lisse.

Sur chaque moule, on appose des couches de papier mâché recyclé pour donner du volume au buste. (STOCKMAN)
Sur chaque moule, on appose des couches de papier mâché recyclé pour donner du volume au buste. (STOCKMAN)

Il y a une vérification des mesures à presque toutes les étapes de la fabrication. Le buste part, ensuite, à l'atelier couture où l'on a tous les patronages, c'est là que se fait l'habillage en deux étapes, ouate puis tissu. On dépose une couche de ouate sur l'ensemble du buste que l'on l'ajuste de la façon la plus précise possible avant de le recouvrir d'un tissu. On utilise de la toile écrue et de la toile bisone (un peu plus foncée) en coton bio, mais aussi beaucoup de lin ou des tissus des clients. C'est, ici, que l'on développe aussi les bras bourrés et les jambes pour les bustes des couturières.

Le buste Stockman est recouvert d'ouate. (STOCKMAN)
Le buste Stockman est recouvert d'ouate. (STOCKMAN)

Étape suivante, la menuiserie : le buste est renforcé grâce à une plaque de bois posée sur le fond pour fixer le trépied en métal. C'est le moment aussi de mettre le cou, la tête et la poignée. Ensuite, c'est le marquage qui est propre à chaque buste : généralement, Stockman est inscrit au niveau du cou et du ventre en fonction de sa référence – haute couture, prêt-à-porter, atelier, vitrine. La taille est inscrite au dos. Il y a aussi des plaques clients puisque tout est adaptable. Puis vient le temps du montage avant l'emballage, léger mais volumineux. Entre la première étape et la dernière, il faut compter en moyenne 72 heures.

Combien de bustes réalisez-vous chaque année ?

Environ 30 000 selon les années, c'est une moyenne.

Quels types de bustes proposez-vous ?

Il y a les bustes pour la haute couture, pour les ateliers et le prêt-à-porter, ce sont des morphologies qui sont différentes. On fait presque tous les bustes destinés aux ateliers du monde entier, que ce soit pour la haute couture ou le prêt-à-porter. Même les grandes chaînes les utilisent aussi. Mais on ne fait pas de mannequins, même si on a une courte gamme pour une typologie particulière de clients, nous sommes spécialisés dans le buste.

L'un des bustes est célèbre, il a été dessiné en 1947 par Christian Dior.

En 1947, Christian Dior a, en effet, dessiné ce buste-là qui fait partie aujourd'hui encore de nos plus grosses ventes.

Il n'y a donc pas eu de modification dans le procédé de fabrication depuis 1867 ?

Non, depuis plus de 150 ans, on applique exactement les mêmes gestes sur un moule sans aucune machine tout au long du process jusqu'au montage final. Rien n'a changé sauf l'évolution de nos morphologies, car elles changent dans le temps parce que nous changeons aussi !

Aujourd'hui, la 3D va intervenir pour faire évoluer un buste, pour le modifier : cela va aller plus vite pour le client.

Bustes Stockman avec leur marquage. (STOCKMAN)
Bustes Stockman avec leur marquage. (STOCKMAN)

Quelles ont été les évolutions des mensurations au fil des années ?

On met au point ces nouveaux bustes en fonction des enquêtes de mesures réalisées en Europe. Au début, il y avait les corsets, donc des tailles ultra-fines et des poitrines plus imposantes. Les couturiers sont souvent focalisés sur leur taille 36, leur taille mannequin, mais c'est une image, la réalité est tout autre. Les tailles ateliers ou prêt-à-porter, c'est le 38 qui domine les ventes avec des bustes un peu plus longs avec moins de poitrine : les proportions sont moins généreuses mais plus longilignes.

On a des typologies en fonction des endroits où l'on vend : les bustes sont ainsi beaucoup plus hauts pour l'Europe du Nord où les gens sont plus grands avec des cous plus larges. En Asie, ce sont des plus petites tailles comme le 34, mais on a fait, par exemple, un développement avec une maison de haute couture au Liban où l'on est parti d'une morphologie en 36/38 pour monter jusqu'à la taille 60. Pour cette demande du client, on a travaillé avec un logiciel de 3D pour que la morphologie ne devienne pas difforme en 60 : il faut garder les proportions, les diamètres de cou, avoir toujours l'œil pour que cela reste quelque chose de fluide, d'esthétique et dans l'esprit Stockman !

Plaques utilisées pour marquer les bustes Stockman. (TETIANA ORLYK)
Plaques utilisées pour marquer les bustes Stockman. (TETIANA ORLYK)

Avec qui travaillez-vous ?

On travaille surtout avec l'Europe (Italie, Allemagne, Espagne, Angleterre) mais aussi les États-Unis, l'Asie et le Moyen-Orient. On est très attaché à la haute couture puisqu'on suit ces clients-là depuis de nombreuses années, même si on s'est développé sur le prêt-à-porter et les chaînes de magasins moyen/haut de gamme. On travaille aussi avec les écoles de mode, les musées comme Galliera. On est, par exemple, partenaire de la Philharmonie de Paris pour l'exposition Disco.

Au savoir-faire s'ajoute une politique RSE (responsabilité sociétale des entreprises). Vous agissez sur tous les points de la fabrication ?

On essaie, on est toujours en alerte avec nos fournisseurs et nos clients, qui, eux aussi, nous font part de leur recherche. C'est essentiel. Il y a des choses impossibles aujourd'hui qui seront possibles demain, on prend le temps.

Écoresponsables, nos bustes d'atelier en papier mâché recyclé sont habillés de coton bio tandis que les pieds sont en hêtre issu de forêts françaises. À mon arrivée, il y a plus de six ans, j'ai ainsi changé le tissu que l'on utilise, soit plus de 30 000 mètres de toile écrue, pour un coton bio. Aujourd'hui, la coloration est effectuée avec des pigments naturels, il n'y a pas de chimie. Parfois, ce n'est pas possible de trouver une solution : dans la ouate, par exemple, il a du polyester que l'on ne peut pas enlever, juste réduire un petit peu, mais pas complètement. C'est pétro sourcé ! [qui provient des ressources fossiles]

Stockman collabore avec une association locale pour le recyclage des tissus : toutes les chutes de toiles et d'ouate sont récupérées pour être retraitées, par exemple avec l'association La Réserve des arts. Les cartons que nous achetons sont des cartons recyclés et ceux que nous n'utilisons plus sont broyés et servent à l'emballage. Pour nos peintures, on a déployé beaucoup d'efforts et réduit à plus de 50% les solvants. On retraite l'ensemble de nos déchets que l'on a énormément réduits, cela concerne même les pots vides de peinture.

Très technique, la réalisation mobilise cinq corps de métiers. Comment vos ouvriers transmettent-ils leur savoir-faire à la nouvelle génération ?

C'est très artisanal, très spécifique, il n'y a aucune école qui prépare à faire cela. Nos ouvriers sont chez nous en moyenne depuis plus de dix ans, voire plus de trente ans : ils sont ultra-spécialisés dans leur tâche pour arriver à toujours maintenir un niveau de qualité très élevé.

C'est en interne que l'on forme les nouvelles générations. Ils viennent dans les ateliers plusieurs mois avant pour s'imprégner de l'esprit Stockman, celui de vouloir, toujours, réaliser quelque chose d'exceptionnel à chaque fois. Certaines personnes sont en alternance et pour la couture, d'autres viennent de Mode Estime, école de la deuxième chance sur l'île Saint-Denis. Quand le ou la candidate travaille avec nous, cela permet de voir ses points faibles et ses points forts. Puis, elle retourne à l'école qui la forme pendant 3 semaines, elle revient ensuite chez nous 15 jours. C'est un process de 6 à 8 mois en vue d'une embauche.

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