"La Maison vide", en lice pour le Goncourt : à coups de grande littérature et d'invention, Laurent Mauvignier colmate les fissures de son histoire familiale

Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 9min
Portrait de l'écrivain Laurent Mauvignier, auteur de "La Maison vide", paru aux éditions de Minuit, le 28 août 2025. (MATHIEU ZAZZO)
Portrait de l'écrivain Laurent Mauvignier, auteur de "La Maison vide", paru aux éditions de Minuit, le 28 août 2025. (MATHIEU ZAZZO)

En remontant le temps intime autant que celui de la grande histoire, Laurent Mauvignier signe un roman de grande ampleur, autant par ce qu'il nous raconte que par sa forme, éblouissante.

Avec ce roman de 750 pages qui se dévorent comme celles d'un thriller, l'auteur d'Autour du monde (2014) ou de Continuer (2016) signe un grand roman au sens littéral du genre, qu'il construit à partir d'un travail archéologique sur son histoire familiale. La Maison vide, paru le 28 août aux éditions de Minuit, a reçu le Prix littéraire Le Monde, le Prix des libraires de Nancy-Le Point, et figure dans les premières sélections des prix Goncourt, Femina et Médicis.

L'histoire démarre dans une vieille maison, longtemps fermée, dans laquelle l'auteur cherche désespérément une Légion d'honneur. Dans cette maison, comme figée dans le temps, rien, semble-t-il, n'a bougé depuis plus d'un siècle. Dans le salon, trône un piano à queue dont on apprendra plus tard qu'il fut surnommé "le vieux mammouth". Dans le grenier, recouvert de poussière, une collection complète des Rougon-Macquart, "que personne n'a jamais lus". Ailleurs encore, une commode centenaire, "avec son plateau de marbre gris et rose fendu à l'angle supérieur gauche", dans ses tiroirs, des "babioles" et des photos de famille, sur lesquelles manque un visage, soigneusement découpé aux ciseaux…

Laurent Mauvignier scrute ces objets jusqu'à en extraire la vie et l'histoire de sa famille. Il remonte le temps en commençant par l'enfance de son arrière-arrière-grand-mère Marie-Ernestine, puis le redescend jusqu'à celle de son père, qui s'est suicidé en 1983.

"Ce monde, je pars de sa disparition pour le reconstituer"

La Maison vide est un livre aussi passionnant par son histoire que par le dispositif littéraire mis en œuvre pour nous la raconter. Le roman avance comme par tâtonnements. Sur ce chemin cahoteux, Laurent Mauvignier fait une place au lecteur, l'invitant à marcher à ses côtés.

"Ici, je ne fais que des suppositions, des spéculations – du roman – c'est ça, je ne fais que du roman", écrit-il page 45, nous sortant brièvement de l'histoire qu'il nous raconte, comme il le fera à plusieurs reprises au fil des pages, pour nous faire entrer dans sa fabrique littéraire, et partager avec nous ses doutes, ou encore les impasses, parfois, où le mène l'exercice périlleux dans lequel il s'est lancé.

"Mais je crois que si ce que j'écris ici est un monde que je découvre en partie en le rêvant, je ne l'invente pas tout à fait : je le reconstruis pièce à pièce, comme une machine d'un autre temps dont on découvre que le mécanisme a pourtant fonctionné un jour et qu'il suffit de le remonter pour qu'il puisse redémarrer."

Laurent Mauvignier

"La Maison vide", page 45

"Ce monde, je pars de sa disparition pour le reconstituer, peut-être à l'aveugle, en prenant trop de libertés, mais avec la conviction que je le fais dans le bon sens, comme à partir d'un fémur fossilisé, le squelette d'un animal préhistorique que personne n'a jamais vu."

Histoire des violences

"C'est par l'invention que l'histoire peut parfois survivre à l'oubli." Au-delà de sa quête de vérité, et ce désir (ou nécessité ?) de combler les vides d'une maison pleine de secrets, ce que dessine ce grand roman, depuis l'extrême intimité d'une poignée de personnages, c'est la vision, en plan très large, de l'histoire du XXe siècle, ses deux guerres, ses révolutions techniques, économiques, sociales, féminines. Autant de bouleversements qui ont forgé le monde d'aujourd'hui. Laurent Mauvignier trace une histoire du pouvoir et de la violence, sous toutes ses formes. Violences sociales, violences faites aux femmes, dans l'intimité des foyers (et ailleurs), violences faites aux hommes, chefs de famille à qui on apprend à ne pas pleurer, envoyés au front comme chair à canon pour servir des intérêts supérieurs que personne ne comprend.

À travers le portrait très intime de trois générations, le roman nous invite à observer les femmes et leur condition. L'arrière-arrière-grand-mère, "la préposée aux confitures et aux chaussettes à repriser", épouse soumise de Firmin, libérée par la guerre et par sa mort. L'arrière-grand-mère, Marie-Ernestine, artiste aux ailes brisées, rentrée dans le rang après avoir épousé Jules, qui deviendra la figure héroïque familiale. Marguerite, la grand-mère, qui a payé cher pour tous les autres, la seule, malgré tout, à avoir connu l'amour, effacée de l'histoire et des photos de famille. Au bout de cette lignée, le silence, et le père, qui a mis fin à ses jours.

"C'est parce que je ne connais rien, ou presque rien de mon histoire familiale que j'ai besoin d'en écrire une sur mesure, à partir de faits vérifiés, de gens ayant existé, mais dont les histoires sont tellement lacunaires et impossibles à reconstituer qu'il faut leur créer un monde dans lequel, même fictif, ils auront chacun eu une existence."

Laurent Mauvignier

"La Maison vide", page 616

"C'est cette réalité qui se dessine qui deviendra la seule, même si elle est fausse, car la réalité vécue s'est dissoute et n'a aucune raison de nous revenir ; le récit que j'en fais est comme une ombre déformée trahissant la présence d'une histoire dont je capte seulement l'écho, la vibration dans l'image tremblante d'une fiction et d'un roman possible". Autrement dit, l'art d'inventer, et de raconter des histoires, d'où qu'elles puisent leur source et quelles qu'en soient leurs nécessités, pourvu qu'elles arrivent jusqu'à nous, lecteurs.

Laurent Mauvignier déploie son roman dans une architecture de cathédrale, dans une langue parfaite, sans aucune fausse note, ni aucun signe de paresse, de la première à la dernière ligne. On notera la longueur des phrases, savamment construites, parfois coupées par des retours à la ligne, et même des sauts, comme des précipices qu'il faut enjamber, des coups de freins qu'on encaisse dans le flux d'un temps qui défile sans qu'on puisse l'arrêter.

On notera également la précision du vocabulaire, la minutie obsessionnelle, pointilliste, des descriptions des décors, des états d'âme, de la couleur d'un ciel. On pourrait dire qu'il y a du Zola, du Proust (le nom des aïeux), du Balzac dans cette fresque familiale si magnifiquement écrite. Mais depuis, comme sur l'histoire de cette famille, le temps a passé. La manière de raconter les histoires a changé. Laurent Mauvignier signe une œuvre de son temps, qui porte, par sa subjectivité réflexive et une imprégnation de formes narratives empruntées à d'autres arts – comme le théâtre (cher à l'auteur), mais aussi le cinéma, ou les séries – les révolutions littéraires qui ont accompagné les bouleversements des XXe et XXIe siècles.

Que dire de plus, sinon que La Maison vide est un roman parfait qui, par la puissance de la littérature, nous transporte dans d'autres vies que la nôtre, tout en nous y ramenant à chaque page, avec son lot de questions, de découvertes, et un plaisir intense, rare, de lecture.

La Maison vide de Laurent Mauvignier, éditions de Minuit, 752 pages, 25 euros.

Paru en même temps, Quelque chose d'absent qui me tourmente. Entretiens avec Pascaline David de Laurent Mauvignier, éditions de Minuit, 186 pages, 9 euros.

Couverture du roman "La Maison vide" de Laurent Mauvignier, paru le 28 août 2025. (EDITIONS DE MINUIT)
Couverture du roman "La Maison vide" de Laurent Mauvignier, paru le 28 août 2025. (EDITIONS DE MINUIT)

Extrait : "On peut bien sûr se raconter les embrassades, les larmes des uns ou la retenue excessive des autres, et les questions, les regards, les silences et peut-être les sanglots changés en rire ou dissimulés derrière de gros éclats de voix ; on peut se convaincre qu'on approche cette réalité tant qu'on voudra mais, en écrivant, je ne vois que la béance d'un intouchable moment de vie, car ces retrouvailles, ni la fiction ni le recours à des témoignages ne pourraient m'en ouvrir les portes, ce moment où Jules, dans la nuit de l'hiver, rentre enfin et retrouve sa femme et sa fille, sa belle-mère, mais aussi sa mère et ses frères. Ça, ce moment d'une réunion familiale remise à plus tard depuis plus d'un an d'angoisses et d'espoirs déçus, ce moment-là où tous ses proches sont venus l'attendre sous le toit de sa femme, où toutes et tous se tiennent les uns contre les autres dans la cuisine ou devant le feu de la cheminée dans la salle à manger, ce moment me résiste, plus qu'aucun autre il se refuse, comme une main se referme et devient un poing pour protéger le secret qu'il veut préserver dans l'intimité de sa paume ; cette résistance, ce refus, je ne le perçois pas comme une faillite ou un échec dans ce que je voudrais appréhender, non, simplement comme une limite qu'il s'agit de reconnaître et dont il serait inutile de forcer le passage ; il ne me reste que la possibilité de glisser sur le côté, oui, c'est ça, et détourner le regard : maintenant, nous resterons dehors, devant la silhouette imposante de la maison qui se détache comme une ombre chinoise sur le fond bleu-gris de l'obscurité, nous contentant du scintillement des lumières orange et jaunes dans les carrés des fenêtres du rez-de-chaussée ; le soir du retour de Jules se refermera sur lui-même, définitivement clos sur une porte verrouillée dans la nuit." (La Maison vide, pages 343-344).

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