"L'Âge fragile" de Donatella Di Pietrantonio : un thriller âpre qui plonge ses racines dans un double féminicide transalpin
Dans ce récit tendu, la romancière italienne multirécompensée dénonce le poison de la culpabilité et la persistance d'une société patriarcale violente qui peine à évoluer.
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Quand on lui demande pourquoi elle a choisi de dédier son nouveau roman "à toutes les survivantes", Donatella Di Pietrantonio déclare, en inlassable porte-parole de la cause des femmes : "Cela peut paraître banal, mais nous toutes, chaque jour, survivons à quelque chose. Est-ce encore le cas aujourd'hui ?" À travers le récit d'une chronique familiale marquée par un terrible fait divers qui avait secoué l'Italie rurale des Abruzzes dans les années 1990, Donatella Di Pietrantonio brosse le portrait de plusieurs générations de femmes en lutte pour leur émancipation. L'Âge fragile a récemment été récompensé par les prix Strega et Strega Giovani, équivalents des Goncourt et Goncourt des lycéens, et parait mercredi 15 janvier chez Albin Michel.
L'histoire : installée dans un petit village pauvre des Abruzzes où elle est née, Lucia exerce comme kiné entre son vieux père autoritaire et sa fille Amanda qui poursuit ses études à Milan. Un jour, Amanda revient s'installer pour de bon au village après l'agression dont elle a été victime un soir à quelques rues de son studio milanais. La jeune fille ne quitte plus sa chambre et s'enferme dans un silence inquiétant. Impuissante face à la détresse de sa fille, Lucia est alors confrontée aux souvenirs douloureux d'un drame qu'elle a vécu trente ans auparavant lorsque deux campeuses avaient été retrouvées sauvagement assassinées sur un chemin de montagne…
Honte sourde
Parmi les thèmes qui traversent ce livre qui commence comme une histoire de famille, il y a la culpabilité de Lucia, la narratrice, incapable d'aider Amanda à se relever de l'agression qu'elle a subie à Milan. Une culpabilité ravivée par une autre, plus ancienne, quand l'été de leurs 20 ans, Lucia n'a pas su avoir les mots pour son amie Doralice, rescapée d'un terrible double féminicide qui eut lieu un soir, au camping de montagne où elles passaient leurs étés.
Ce fait divers authentique dont la romancière s'inspire hante le roman, traumatisme tapi comme une honte sourde dans la conscience des personnages féminins du récit. Un sentiment très habilement décrit par Donatella Di Pietrantonio, si typique des victimes d'agressions sexuelles. "Chaque instant de nos vies est tombé dans un avant ou un après, sans qu'il soit besoin de mentionner le drame." À quel moment les femmes cesseront de se sentir coupables ? Quand est-ce que la honte finit par changer de camp ?
À qui appartient le corps des femmes ?
Car c'est bien l'autre question soulevée par ce magnifique roman. À qui appartient le corps des femmes dans ces sociétés patriarcales rurales où l'emprise des hommes pèse, tel un bloc de granit, sur des générations de filles dressées à obéir ? Là encore, la démonstration de l'écrivaine est sans appel.
Lucia, la narratrice, le reconnaît, "mon père a eu raison de ma vie", exerçant son influence "chaude et tyrannique" sur ses faits et gestes, sans pour autant être capable, comme les autres hommes du village, d'éviter que le drame ne se produise. Bien sûr, "aucun endroit n'est sans danger. La présence humaine implique potentiellement celle du mal", encore faut-il être suffisamment armé psychologiquement pour déjouer certains pièges. Sur cela aussi, les parents ont une dette envers leurs enfants, pas l'inverse.
Communauté repliée sur elle-même
Donatella Di Pietrantonio interroge très finement à la fin du roman les responsabilités d'une communauté face à l'auteur du crime, jeune berger isolé venu d'ailleurs, exploité par les hommes du village repliés sur eux-mêmes. Elle esquisse des pistes pour expliquer l'inexplicable : "C'était un garçon de 21 ans, laissé à lui-même ; aucun lien avec sa famille d'origine, et ici, même pas un ami. Jour et nuit au contact des bêtes, jusqu'à l'abrutissement. (...) À cet âge, il avait encore besoin de repères, et Ciarango n'en était pas un, seulement un patron. Même s'il était maître de ses actes, Vasile Hirdo était immature, tant par son âge que par son vécu. Il n'avait pas su réprimer ses instincts."
Pourtant, au fur et à mesure du roman, grâce au personnage d'Amanda, la fille de Lucia, un espoir va finir par se lever au milieu du massif des Apennins. C'est par elle que la tragédie, bien des années plus tard, trouvera une forme d'apaisement dans cette famille tourmentée, comme la nature, qui "repousse sur les tragédies et les désastres".
"L'Âge fragile" de Donatella Di Pietrantonio, 254 pages, éditions Albin Michel, 20,90 euros
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Extrait : "Plus ou moins un an après le drame, elle avait trouvé du travail dans une brasserie à Quattro Strade. Nous ne nous étions pas revues depuis. (...) Elle était incapable de rester où que ce soit à l'époque, je l'ai compris après. "Où que j'aille, je la vois toujours. Tu la vois, toi ?" Elle m'a indiqué la montagne, cette dent blanche que de loin, je n'arrivais pas à distinguer. "Moi, je la vois briller même la nuit". J'aurais voulu m'excuser de toutes mes défaillances, mais je n'avais pas les mots. Les larmes me montaient aux yeux, je les retenais. Elle s'est appuyée à un muret, elle regardait le paysage, fébrile. "Qu'est-ce qu'ils sont verts, ces prés. Mais dessous, c'est plein d'asticots, la terre est pourrie." On l'a appelée à l'intérieur, et ce jour-là, nous nous sommes quittées comme ça, sur les asticots." (page 52).
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