Dans son dernier roman "La Guerre par d'autres moyens", Karine Tuil regarde les hommes tomber

La romancière descend dans l'arène des puissants, des antichambres de l'Élysée aux marches du Festival de Cannes, avec un dernier roman mordant sur la tyrannie des apparences et la solitude du pouvoir.

Article rédigé par Edwige Audibert
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 6min
L'auteure Karine Tuil, en 2017. (BALTEL / SIPA)
L'auteure Karine Tuil, en 2017. (BALTEL / SIPA)

S'il est vrai qu'avant elle, bon nombre d'écrivains – de Michel Houellebecq à Marc Dugain en passant par Erik Orsenna ou Sabri Louatah – ont déjà labouré les parquets lambrissés des hauts lieux du pouvoir pour tirer la substantifique moelle d'une comédie humaine pas toujours très reluisante, ils n'en ont pas moins épuisé le sujet. Surtout depuis que la tornade #MeToo a rebattu certaines cartes. Et c'est par ce prisme-là que Karine Tuil a choisi d'opérer à son tour dans La Guerre par d'autres moyens, paru le 6 mars chez Gallimard, s'intéressant à ce qu'il advient dans les sphères privilégiées quand on perd le pouvoir et que les rapports de domination s'inversent.

Ancien président de la République juif et de gauche, Dan Lehman vient d'échouer à sa réélection, balayé par une candidate d'extrême droite. Il est désormais un homme seul, rongé par l'alcool. Fini le temps où il entrait victorieusement à l'Élysée au bras de sa flamboyante jeune épouse, Hilda, célèbre actrice allemande, avec qui il a eu une petite fille née sourde et muette dont il est fou. Cinq ans plus tard, son couple est mort, Hilda ne pensant plus qu'à remettre sa carrière en selle, ses journées vides, son action politique réduite à néant. Seule l'envie de reconquérir Marianne l'obsède. Marianne, son ex et mère de ses aînés, brillante écrivaine reconnue qu'il a abandonnée aux portes du pouvoir pour Hilda, mais dont il est toujours définitivement amoureux. Les choses vont alors prendre un tour totalement inattendu le jour où Hilda devient le rôle-titre d'un film en compétition à Cannes, adapté d'un roman de Marianne et réalisé par un cinéaste en vogue, Romain Nizan, dont Hilda va devenir la maîtresse…

Univers feutré des puissants

Romancière du réel, Karine Tuil n'a pas son pareil pour s'emparer, à chaque nouveau livre, de nos histoires contemporaines, les décortiquant, les malaxant jusqu'à en délivrer un instantané de tout ce qui cloche dans nos sociétés. En s'intéressant à l'univers feutré des puissants de milieux bien identifiés (politique, cinéma, édition) dans un récit choral très bien construit, elle égratigne les clichés glam, démystifie les icônes, à mesure que le pouvoir, "ce fluide qu'on libère, qui emplit la pièce où vous entrez et change instantanément les rapports avec les autres", passe de main en main.

Chaque personnage délivre tour à tour un ressenti qui jamais ne va coïncider, bien sûr, avec la réalité des autres. Extrêmement efficace pour mesurer les divergences entre les sexes, les générations, accentuant les incompréhensions et le sentiment de solitude de chacun.

Solitude du pouvoir

Ainsi Dan Lehman, président déchu qui noie dans l'alcool sa dépression post-Élysée comme un gigantesque baby-blues qui n'en finit pas. Un isolement aux allures de gouffre, inévitable rançon d'un pacte faustien, qui le fait "se voir mort alors qu'on est encore vivant". Parmi les personnages masculins, ce n'est pas lui qui s'en tire le plus mal. Tuil porte sur Lehman un regard attendri parce qu'au milieu du champ de ruines qu'est devenue sa vie, il lui reste encore de beaux restes d'humanité malgré la violence du combat politique, les outrances médiatiques et les attaques antisémites. Il incarne un homme qui tombe certes, mais sans jamais perdre de vue l'amour des siens.

La romancière devient beaucoup plus féroce quand elle dépeint l'univers du cinéma, et il faut reconnaître que c'est assez jouissif. Avec le personnage de Romain Nizan, cinéaste indépendant branché, de gauche, obsédé par son image de réalisateur "social" et sans concession, elle réussit le portrait d'un horrible tartuffe, dont l'hypocrisie n'a d'égale que sa soif de reconnaissance et dont le comportement envers les femmes finira par lui réserver de belles surprises…

Portraits de femmes

Mais ce sont peut-être les portraits de femmes qui recèlent la matière la plus complexe et la plus riche du récit. Les enseignements du tsunami #MeToo sont passés par là, infusant dans la tête de chacune, malgré leurs contradictions et la tyrannie des injonctions de toutes sortes. Ainsi Marianne, l'ex-épouse de Lehman, joue la partition la plus authentique, la plus fine, parce qu'elle porte un regard lucide sur les mirages du capitalisme et de la société du spectacle, y opposant une fuite salutaire par la création littéraire et la réalisation de soi, sans nécessairement la présence d'un homme.

Presque vingt ans après le choc provoqué par Virginie Despentes et son essai mythique King Kong théorie paru en 2007, fustigeant précisément "le grand marché à la bonne meuf ", les héroïnes de Karine Tuil semblent lui tendre la main, prouvant que leur combat est le même face aux stratégies d'une domination masculine mortifère. Simplement parce qu'il concerne toutes les meufs, y compris les bonnes.

"La Guerre par d'autres moyens" de Karine Tuil, éditions Gallimard, 381 pages, 22 euros

Couverture du livre de Karine Tuil, "La Guerre par d'autres moyens". (EDITIONS GALLIMARD)
Couverture du livre de Karine Tuil, "La Guerre par d'autres moyens". (EDITIONS GALLIMARD)

Extrait : "La réalité, c'était que, hors du pouvoir, tout devenait insignifiant. Lehman savait que le discours officiel des hommes d'État, dans ces livres qu'ils publiaient après avoir quitté le pouvoir pour avoir l'impression d'exister encore, était vicié par l'orgueil, aucun d'entre eux n'exprimait son réel intime : le vertige du vide et de la solitude, l'amertume et le sentiment d'inutilité. Et pourtant, ils s'y étaient tous préparés : à peine arrivés au pouvoir, ils n'avaient pensé, de manière obsessionnelle, qu'au moment où ils n'y seraient plus." (page 40)

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