"Au grand jamais" de Jakuta Alikavazovic : la fille de sa mère, un roman en lice pour le Femina, le Renaudot et le Décembre

Article rédigé par Edwige Audibert
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 6min
Portrait de Jakuta Alikavazovic, autrice d'"Au grand jamais". (FRANCESCA MANTOVANI / GALLIMARD)
Portrait de Jakuta Alikavazovic, autrice d'"Au grand jamais". (FRANCESCA MANTOVANI / GALLIMARD)

La romancière prix Goncourt 2008 du premier roman décortique les mécanismes de la transmission à travers un portrait tout en délicatesse, plus vivant que jamais, de sa mère récemment disparue.

"À propos de ma mère, j'ai adopté une histoire, une esquisse de vie, et j'y ai adhéré. Cela m'allait." Mais que sait-on réellement de nos mères ? Dans Au grand jamais paru le 20 août chez Gallimard, Jakuta Alikavazovic revisite son enfance pour tenter d'élucider l'énigme que fut pour elle sa mère poétesse. Un portrait hanté par les fantômes de l'exil doublé d'une passionnante réflexion sur les chemins détournés qu'emprunte parfois la création artistique. Au grand jamais figure dans les premières sélections des prix Femina, Renaudot et Décembre.

Quand la narratrice retourne dans l'appartement familial peu de temps après la mort de sa mère, elle est saisie par le sentiment étrange d'une double disparition. Au vide laissé par la défunte se substitue l'impression d'un mystère plus épais, plus dense. Si elle ne conserve que peu de souvenirs d'une enfance feutrée, du passé de sa mère, elle ne sait presque rien. "Longtemps, très longtemps, je n'ai rien eu à dire sur ma mère. (...) Oui, elle tenait là, dans le creux de ma mémoire, en quelques injonctions et une poignée de faits. (...) On ne s'attardait jamais sur rien", écrit-elle. Qui était cette femme, poétesse acclamée à 20 ans dans son ex-Yougoslavie natale, exilée en France dans les années 1970, et qui cessa brutalement d'écrire au profit d'une existence dévouée à sa famille ? Comment expliquer qu'après avoir renoncé à la poésie, sa vie dériva vers un lent effacement domestique ? Un "grand jamais" qui donne d'ailleurs son titre au roman et que la narratrice va n'avoir de cesse d'interroger.

L'empreinte de la mère disparue

Le récit prend la forme d'une enquête sur les traces de cette femme dont si peu d'indices demeurent à disposition. L'autrice convoque souvenirs, scènes fondatrices et témoignages d'ultimes proches pour combler les ellipses, recomposer un parcours. "Aussi ce livre est-il le seul endroit où, aussi étrange que cela puisse paraître, vous puissiez désormais vous trouver en sa présence."

Une présence qui prend littéralement corps, à travers d'innombrables fragments patiemment collectés dans les tréfonds de sa mémoire, formant une empreinte qui se dévoile au fur et à mesure d'un travail d'écriture qui agit comme un révélateur. C'est le petit miracle du livre, comme un voile qui se déchire. La fin d'un aveuglement pour la narratrice qui semble redécouvrir celle qui l'a mise au monde et dont elle s'était éloignée.

"Il y a un don, dans cette famille"

En arpentant avec elle certaines scènes de la vie quotidienne auprès de cette mère qui renonça à son art, on comprend que quelque chose de cette énergie créatrice a survécu, s'est transformé, passant d'un corps à l'autre, vers celui de sa fille. "Il y a un don, dans cette famille", aimait-elle répéter souvent. L'écriture ? La fille n'est-elle pas devenue à son tour une autrice reconnue ? Plus subtilement, la narratrice imagine que si sa mère a cessé d'écrire pour une raison qui lui résiste encore, cette énergie a continué d'irriguer sa vie, notamment à travers l'éducation qu'elle lui a donnée. Dans la façon que cette artiste, orpheline d'un pays qui n'existe plus (la Yougoslavie), a su recréer pour l'enfant qu'elle était une patrie immatérielle qui n'appartient qu'à elles deux et qui passe par une infinité d'éléments. Des plus essentiels (la création littéraire, une vision des choses) aux plus contingents (un certain style, des obsessions).

Ainsi de l'utilisation que sa mère faisait de la lumière dans leur appartement. "La lumière, chez nous, l'instinct de ma mère pour le placement des lampes, la création d'une ambiance – oui, cette lumière est l'une des raisons pour lesquelles je ne me suis jamais sentie pauvre. J'ai découvert rétrospectivement que nous l'avions été, à certains moments du moins." Exemple parmi d'autres d'un cocon protecteur, mais fictionnel, effaçant les traces de difficultés matérielles inhérentes au fait de refaire sa vie dans une langue étrangère, sans argent ni famille.

De ces pages s'élève alors en silence un sentiment de gratitude pour cette mère indéchiffrable et qui jusqu'au bout conservera son mystère. Comme si la fille se délivrait d'une dette à l'égard d'une femme dont elle a peut-être trop longtemps sous-estimé l'héritage et les traces en elle.

"Au grand jamais" de Jakuta Alikavazovic, éditions Gallimard, 247 pages, 20,50 euros.

Couverture du livre de Jakuta Alikavazovic, "Au grand jamais". (EDITIONS GALLIMARD)
Couverture du livre de Jakuta Alikavazovic, "Au grand jamais". (EDITIONS GALLIMARD)

Extrait : "On grandit autant dans un pays, dans un foyer, que dans certaines histoires. Mais ces histoires ne sont pas toutes égales, elles n'ont pas toutes la même résonance, la même valeur. Il y en a une qui prend le dessus. Ce peut être la plus douloureuse. Ce peut être la plus séduisante. Une chose est sûre : ce n'est pas toujours la plus vraie. L'histoire qui prend le dessus est prédatrice. Elle fait le vide autour d'elle, les autres récits ont du mal à lui résister. À lui survivre. Lorsqu'ils le font, c'est en cachette, ailleurs que dans les mots, qui sont allés se ranger dans le camp du récit le plus glorieux. Or, qu'est-ce qu'une histoire qui n'a plus droit aux mots ? Comment peut-elle survivre ?" (p. 103)

Commentaires

Connectez-vous ou créez votre espace franceinfo pour commenter.