Avec "Des enfants uniques", Gabrielle de Tournemire signe à 27 ans un premier roman subtil et touchant sur un amour qui dérange

Article rédigé par Valérie Gaget
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 8min
Portrait de Gabrielle de Tournemire. (JEAN-PHILIPPE BALTEL / EDITIONS FLAMMARION)
Portrait de Gabrielle de Tournemire. (JEAN-PHILIPPE BALTEL / EDITIONS FLAMMARION)

Cette brillante étudiante s'est inspirée d'une expérience forte pour imaginer l'histoire d'amour empêchée de deux adolescents, handicapés mentaux. Deux êtres singuliers rêvant d'ordinaire. Nous l'avons rencontrée à Paris fin juillet.

Gabrielle de Tournemire a traversé Paris à vélo, son ciré jaune sur le dos, pour me rejoindre au creux de l'été à la terrasse d'un café. Menue, le visage dévoré par de grands yeux verts, la jeune autrice découvre les joies de la promotion pour son livre, Des enfants uniques.

Avant même sa date de parution officielle, mercredi 27 août, aux éditions Flammarion, il s'annonce comme l'une des perles de la rentrée littéraire. Sélectionné pour le Prix du roman Fnac 2025, il vient de remporter le Prix Envoyé par La Poste qui lui sera remis le 2 septembre. C'est son premier livre, "si l'on excepte un roman écrit quand j'avais 8 ans, catastrophique et complètement autocentré", confesse-t-elle en riant.

Deux cœurs simples

Les deux héros, Hector et Luz, tombent amoureux à l'adolescence. La chose serait banale s'ils ne souffraient tous deux, bien qu'à des degrés différents, d'une forme de déficience intellectuelle. Avec sa belle écriture imagée, Gabrielle de Tournemire décrit Hector comme un jeune homme mutique "bien enveloppé dans sa lourde veste de silence". Ce fils unique a "un physique qui fait palissade" et souffre de TOC [troubles obsessionnels compulsifs]. "Il a grandi avec des parents en carapace, précise l'autrice. Ils l'ont mis dans un chemin dont il ne pouvait pas trop dévier."

Luz, qu'il surnomme Mouche, est son exact contraire : volubile, exubérante, remuante. Aînée de trois sœurs, elle a des capacités et une mobilité plus réduites qu'Hector. Pour intégrer le monde professionnel, "Luz ne cochait pas les cases", écrit l'autrice, quand lui remplit tous les critères. "La question des nuances est la chose la plus importante de ce roman", livre l'autrice, le mot handicap recouvrant une palette de situations tellement variées. "Luz apporte quelque chose à Hector par un tout autre canal que ses parents, celui de la créativité, de la danse, de la beauté."

Aux yeux du monde, Hector et sa Mouche sont incompatibles, exclus du panel des amours possibles. Leur douce passion effraie les parents et déborde les digues bâties par la société. Et pourtant, ils s'aiment... comme Galilée disait : "Et pourtant, elle tourne !". Dans une formule qui résume tout, Gabrielle de Tournemire parle de "deux cœurs simples". Et par la voix de Carlo, l'éducateur, elle se questionne : "Pourquoi diable lui était-il tellement difficile de prendre cet amour au sérieux ? (...) Pourquoi tout était-il moins grave lorsqu'il s'agissait d'eux ?"

Une tante écrivaine

Née en 1998, Gabrielle de Tournemire a grandi au Chesnay, en région parisienne. Son père est pédiatre, sa mère professeure d'histoire et sœur de l'autrice Maylis de Kerangal. "Cela m'a permis de me dire que je pouvais écrire", confie-t-elle. "Ma tante m'a relue et conseillée, mais alors que j'étais déjà dans un processus d'édition avec Flammarion." À 27 ans, Gabrielle affiche déjà un CV impressionnant. Formée à l'École normale supérieure de Lyon, agrégée de lettres modernes, elle est actuellement doctorante à l'université de Poitiers. "Je fais une thèse sur Bernard Noël, un auteur du XXe siècle, ajoute-t-elle. Il est trop fort. C'est un magicien de la voix, de l'énonciation".

La source de son roman coule dans une expérience menée en complément de ses brillantes études. "J'ai passé l'agrégation pendant le covid et après, j'ai eu besoin de faire un service civique dans le cadre du handicap, confie-t-elle. Je n'ai pas de personnes handicapées dans mon entourage. Je ne savais pas quelle attitude adopter vis-à-vis d'elles. J'avais envie de normaliser ce contact qui me faisait peur."

Un an dans un foyer d'hébergement belge

En 2021, Gabrielle de Tournemire s'est donc installée à Bruxelles, dans un foyer d'hébergement pour des adultes en situation de handicap. "Pendant un an, j'ai vraiment habité avec eux. C'était génial. Il y avait six pensionnaires et trois volontaires, se souvient-elle. En soirée, il fallait faire une promenade avec les unes, aller prendre un verre avec les autres, emmener une telle à son cours de danse... Tout cela dans le but de leur créer une "vraie" vie, en dehors des relations avec des soignants et des éducateurs. On était là pour leur offrir un confort de vie un peu familial, dans une maison trop chouette, sur trois étages". Elle a dédié son livre à ce foyer, la Ruche.

Des enfants uniques n'est pas un roman autobiographique, mais il se nourrit des rencontres qu'elle a pu y faire. Une en particulier. "L'un de mes pensionnaires avait 30 ans. On œuvrait pour qu'il puisse travailler, mais lui n'en avait pas spécialement envie. Sa volonté, c'était de trouver une fille, de vivre une histoire pérenne, de se marier. C'est ce qui le faisait se lever le matin." Elle reconnaît que ce garçon l'a beaucoup touchée. "Il est celui qui m'a fait me poser cette question de la relation affective. On nous disait ne pas faire à leur place, de les traiter comme tout le monde. Cela marchait très bien jusqu'à ce que se pose la question de l'amour et du sexe." Elle s'interroge comme elle le fait dans son livre : "Est-ce qu'on encourage ces relations ou pas ? Comment on les accompagne ? Qui ? Faut-il impliquer les parents ? Comment on fait ?"

Une écriture pleine d'images

Ce roman remarquablement construit s'articule autour de quatre duos : les adolescents, leurs parents respectifs, et le couple que va former Carlo, l'éducateur et ami d'Hector, avec sa future femme. Les histoires des uns et des autres s'emboîtent imperceptiblement, dans un subtil jeu des miroirs. "Je n'avais pas fait de plan, avoue pourtant Gabrielle de Tournemire. J'avais juste certains épisodes en tête, comme celui de la fugue. J'ai eu envie de commencer avec Hector, pour pouvoir finir avec Luz sur la question de la maternité que je ne pouvais éluder."

La jeune femme espère parler, à travers ce roman d'amour, aux parents d'enfants handicapés. "Je veux d'abord leur dire bravo parce qu'ils sont courageux et forts". Sans les juger, elle insiste sur ce point, elle veut aussi leur glisser qu'il "n'y a pas que la santé et le travail dans la vie de ces jeunes autrement capables". Elle a constaté que l'on fait parfois trop peu de cas de leur vie affective, pourtant aussi importante pour eux que pour tout un chacun. "Et si on a oublié ça, combien d'autres choses avons-nous oubliées ?", se demande-t-elle.

Saluons enfin la plume de Gabrielle de Tournemire. Un bonheur de lecteur. Sa langue imagée, incarnée et son sens de la formule impressionnent. "C'est assez ludique pour moi, le rapport aux mots, confie-t-elle. J'aime énormément les expressions. Je trouve cela tellement riche, tellement évocateur." Et de citer l'une de ses trouvailles glissées dans les pages de son roman : "Avoir des godasses à bascule, c'est rentrer chez soi ivre. J'adore !"

"Des enfants uniques", Gabrielle de Tournemire, 224 pages, 19 euros, parution le 27 août 2025

Couverture du livre de Gabrielle de Tournemire, "Des enfants uniques". (FLAMMARION)
Couverture du livre de Gabrielle de Tournemire, "Des enfants uniques". (FLAMMARION)

Extrait : "Après la visite chez le médecin, le jour des sourcils froncés, ils s'étaient décidés à n'en parler à personne. L'amniocentèse était arrivée, et avec elle les doutes, les questions, les pleurs, et leur besoin commun de construire dans l'intimité l'image de ce petit bébé différent, de créer autour de lui une forteresse parentale, de creuser des douves avant de baisser le pont-levis et d'affronter le monde. Un donjon à défendre, c'était ainsi que Rebecca considérait son fils. Stéphane, inquiet et plus incertain, aurait choisi l'autre image, shakespearienne, de la tempête. Après avoir été sous les flots, ils avaient touché terre et construit une cabane. Ce moment d'accalmie n'était pourtant pas suffisant : le semblant de joie retrouvée devait s'endurcir, être installé sur pilotis, bâti sur le roc, rendu insubmersible face au déluge des jugements extérieurs, des regards navrés, insubmersible surtout à cette pénible question : 'Mais vous êtes sûrs ?'"

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