: Interview "Une balle de 9 millimètres sera toujours plus rapide qu'un alexandrin, mais il faut rêver" : Sorj Chalandon bouleversé par l'adaptation au cinéma de son roman "Le Quatrième mur"
Sorj Chalandon, qui raconte avoir vu le film plusieurs fois, confie à franceinfo son émotion de voir à l'écran ce qu'il a pu vivre dans le camp de Sabra et Chatila au Liban, alors qu'il était reporter de guerre.
/2021/12/14/61b8b9930f056_laurence-houot.png)
/2025/01/14/img-6764-67868fc662b32581857353.jpg)
Dans les salles mercredi 15 janvier, Le Quatrième mur, adaptation cinématographique du roman de Sorj Chalandon, publié en 2013 et lauréat du prix Goncourt des lycéens, nous plonge au cœur de la guerre au Liban au début des années 1980.
Il raconte l'histoire de Georges (Laurent Lafitte) débarquant à Beyrouth pour mettre en scène Antigone de Jean Anouilh, en pleine guerre, sur la ligne de front, avec pour interprètes des comédiens et comédiennes issus de toutes les communautés qui s'entretuent au Liban. Un récit que Sorj Chalandon a imaginé après avoir vécu Sabra et Chatila quand il était grand reporter.
Pull à col roulé noir sous une veste grise, l'écrivain explique à franceinfo Culture ce qu'il a ressenti en voyant à l'écran ce qu'il a vécu il y a plus de quarante ans, et qui résonne de manière si violente pour lui avec le retour récent de la guerre au Liban.
Qu'avez-vous ressenti quand vous avez vu le film pour la première fois ?
J'ai pleuré. J'ai pleuré parce que je suis retourné à Beyrouth. J'ai pleuré parce que je suis retourné à Sabra et Chatila. J'ai pleuré parce que mon souhait depuis le début, depuis que j'ai eu l'envie d'écrire ce livre, c'était de voir cette jeune femme que j'avais vue morte, violée, se relever. Et là, dans le film, je l'ai vue vivante. Parce que même si vous écrivez ça dans un roman, même si vous écrivez qu'elle s'appelle Imane, qu'elle va jouer Antigone, vous continuez d'avoir l'image de la jeune femme martyrisée sur son lit, dans son sang. Je n'arrive pas à m'ôter cette image de la tête. Et tout d'un coup, sur l'écran, elle est vivante. Elle chante, elle danse, elle récite les poèmes de Mahmoud Darwich.
Quel rôle vous avez joué dans la fabrication du film ?
Aucun. C'est-à-dire que je ne veux pas. C'est une constante pour toutes les adaptations, en bande dessinée, en pièces de théâtre. C'est la deuxième adaptation et d'autres sont en écriture, ou en préparation. Et je ne veux pas intervenir. Si on me demande de participer à la réalisation du film, la réponse est non. C'est un principe. Ce n'est pas mon métier, je ne suis pas scénariste, je ne suis pas bédéiste. Moi, j'ai fait un livre. Si le livre plaît, si des gens ont envie de l'adapter, des gens que je sens bien sûr, parce qu'on se parle, on se parle de comment ils ont vécu le livre, de comment ils ont envie de faire les choses, etc. Et ensuite, on tope là comme deux vendeurs de bestiaux à la foire de Paimpont en Bretagne. Et voilà.
Mais là, dans cette adaptation au cinéma, toute la première partie du livre a disparu, ça ne vous gêne pas ?
Oui, dans le livre, il y a Paris, première partie, et Liban, deuxième partie. Pourquoi j'ai voulu faire Paris en première partie ? Je vais vous donner un petit scoop, j'adore ça, c'est très rigolo. J'ai fait cette première partie parce qu'il fallait que j'explique d'où venait la violence de Georges, son père, l'extrême gauche et comment cette violence, il allait l'épuiser dans la guerre, dans la vraie guerre. Je voulais que cette première partie existe parce que je pensais que j'en finirais grâce à ça avec mes années militantes. Et en fait, je me suis aperçu après que personne ne me parlait jamais de cette première partie, et que je n'en avais pas fini avec mes années militantes puisque c'est le sujet de mon prochain livre ! [sourire]. Donc quand le réalisateur m'a dit qu'il voulait garder que la partie sur le Liban, j'ai trouvé ça formidable.
Quelle impression ça fait d'être incarné par Laurent Lafitte, qui joue Georges, ce personnage qui est un double de vous-même ?
J'aime beaucoup ça. J'aime beaucoup comment Laurent Lafitte devient Georges. J'aime beaucoup parce qu'il n'est pas comme moi. Ça ne veut pas dire qu'il manque quelque chose au film, mais il y a quelque chose qui est différent.
"David Oelhoffen, le réalisateur, a fait de Georges, joué par Laurent, quelqu'un qui est beaucoup moins excessif, beaucoup moins outrageusement militant que j'ai pu l'être, moi. Et ça, ça me va très bien."
Sorj Chalandonà franceinfo Culture
J'ai vu le film plusieurs fois. C'est rare de voir un film plusieurs fois et d'attendre les scènes qui suivent sans regarder sa montre. Et à chaque fois, je me dis que j'aurais aimé être comme ça dans la vie en fait, donc j'ai un Georges qui me convient mieux. D'ailleurs ma femme et mon entourage me disent (on ne parle pas du physique hein !) que c'est un Georges plus accessible, un Georges plus apaisant. Je suis assez content qu'on puisse penser que je suis comme ça dans la vie. Je ne le suis pas. Et puis dès qu'on est à Beyrouth, chaque mot est le mien, donc...
/2025/01/06/l4m-photosangouleme001-677c0561df432870580706.jpg)
Justement, qu'est-ce qu'on ressent en tant qu'auteur, quand on voit se matérialiser sur grand écran ce qu'on a écrit, imaginé ?
Je n'ai pas rêvé Sabra et Chatila, je l'ai vécu. Or, dans le film, je le vis encore. Ce film, vraiment, m'a permis de retourner à Beyrouth, m'a permis de retourner à Sabra et Chatila. Si j'avais créé l'histoire d'une princesse avec un prince charmant, je pourrais me dire la princesse n'a pas cette tête. Mais, là, Beyrouth, c'est Beyrouth. Les ruines sont les ruines, le théâtre, c'est le théâtre. C'est exactement ce que j'avais en tête. Bon, Georges, je le voyais un peu moins joli et peut-être un peu plus énervé sur les bords, mais sinon, c'est exactement ça, et Imane, c'est ma jeune fille morte. Donc, ce serait une fiction pure, peut-être que j'aurais des problèmes, mais je n'ai pas inventé Beyrouth, j'ai retranscrit Beyrouth et le film fait la même chose, c'est-à-dire qu'on parle des mêmes ruines, on parle du même Sabra et Chatila.
Cette scène traduit bien ce que vous avez vécu ?
J'ai ressenti dans mon ventre le bourdonnement de l'entrée dans le camp, le bruit des fusées éclairantes. Ce moment-là où il n'y a plus de son, plus de son du tout. Même la femme qui crie, on n'entend pas ce qu'elle crie. C'est exactement ça. Je n'ai pas demandé au réalisateur comment il avait réussi à faire ça parce que je n'aime pas demander ses trucs à un magicien. Mais c'est exactement le bruit que faisaient les fusées éclairantes dans Sabra et Chatila. Je ne pensais pas qu'il pourrait recréer tout ça, la vraie vérité. J'espérais, j'en rêvais, mais je ne pensais pas que c'était possible. Parce que ça aurait pu être obscène, avec tous ces morts partout, etc. Mais pas du tout.
"Là, c'est exactement ça. La caméra ne s'appesantit pas sur les morts, la caméra les longe, exactement comme un regard humain. Tu vois parce que tu es obligé, c'est ton boulot, mais tu n'as pas envie de voir."
Sorj Chalandonà franceinfo Culture
Le temps s'arrête, et tout à coup, c'est le silence. Donc c'est raconté tel que je l'ai raconté, c'est montré tel que je l'ai montré, et c'est vécu tel que je l'ai vécu.
Le film sort alors que la guerre a repris au Liban, qu'est-ce que vous en pensez ?
C'est retour vers le futur, ou plutôt retour vers le passé. C'est la guerre qui nous a rattrapés. Et je suis tétanisé. D'autant plus que les acteurs sont les mêmes, c'est-à-dire les grands chefs druzes, chiites, sunnites sont les mêmes qu'en 1982. Ce film et ce livre sont rattrapés par la guerre. J'ai l'impression qu'il y a quelqu'un qui m'a pris par les cheveux et qui m'a rebalancé dans ce drame.
Vous pourriez écrire ce livre aujourd'hui ?
Je n'aurais pas pu écrire ce livre tout de suite. Il me fallait la paix pour écrire le tumulte de la guerre. J'ai pu écrire ce livre de façon sereine, avec mes souvenirs. J'ai recréé dans ma tête le bruit des explosions. Je me suis souvenu des obus de mortier, des bombardements israéliens, des avions qui sont dans le ciel, dans un bureau en paix. Donc aujourd'hui, je ne pourrais pas écrire ce livre, et je ne voudrais pas, parce que c'est dégueulasse. Je suis journaliste aussi, donc je ne vais pas faire de l'actualité dans mes romans.
Est-ce que c'est possible quand même de continuer à rêver avec Georges à des projets qui pourraient réunir tous les protagonistes de cette guerre ?
Oui, on peut rêver. Mais une balle de 9 millimètres sera toujours plus rapide qu'un alexandrin. Mais on peut rêver, oui, et même, il faut rêver. Rien n'est comparable, mais quand on sait que dans les camps de la mort, à Auschwitz, des déportés se racontaient des recettes de cuisine. Ils ne sont pas en train de manger, mais ils retrouvent le goût, la saveur d'une sauce, ils retrouvent tout ça et ça leur permet de tenir.
"Le problème, ce n'est pas d'arrêter la guerre, c'est de piquer trois heures à la guerre, à cette saloperie de guerre, de lui voler trois heures de temps. Et ça, je pense que c'est jouable partout. Quand il y a eu la fraternisation des soldats français et allemands, ils n'ont pas arrêté la guerre, mais il y a eu ce moment suspendu."
Sorj Chalandonà franceinfo Culture
C'est une victoire de la paix sur la guerre ?
Oui, et ce film-là, c'est la preuve que Georges a réussi. Il a réussi. David, entre deux bombardements, entre le bombardement de 1982 et le bombardement de 2024, il a réussi à prendre des acteurs dans chaque camp pour en faire un film. C'est fou ce que la guerre a faim des hommes. La paix, non. Elle n'a pas faim, la paix. La paix, c'est : on se voit demain ? Oui, peut-être... La guerre, c'est : on se voit demain ? Oui, s'il y a un demain, un lendemain.
Le film a réussi à faire ce que Georges n'avait pas pu faire ?
Oui, il fallait qu'on attende un tout petit peu et finalement, ça s'est fait. Des acteurs originaires de tous les camps ont été amenés sur un projet, à Beyrouth-même. Ils n'ont pas fait une pièce de théâtre, ils ont fait un film, ça y est. C'est aussi pour ça que j'ai pleuré en voyant le film, parce qu'on avait réussi.
"Sorj dit à Georges, mon double, tu vois quand même, on a réussi. On a fait cette pièce et on a fait mieux que ça puisque maintenant, c'est un film."
Sorj Chalandonà franceinfo Culture
Et l'échec de Georges – parce qu'il n'y arrive pas en fait dans mon histoire – eh bien finalement, ce n'est pas un échec. Georges a réussi, et ça, pour moi, c'est énorme. Et je sais que ce film est formidable, parce que j'y suis. Je sais que c'est formidable parce que je ressens tout, je ressens les odeurs, je ressens la peur, je ressens le désarroi, le désespoir. Je ressens la peur de ne pas m'en sortir. Et pour réussir ça, il faut être un très bon réalisateur. [Silence, les larmes lui montent aux yeux]. Je suis désolé, j'ai des yeux de lapin. Généralement, on mange du pop-corn au cinéma. Là, j'interdis à quiconque de manger du pop-corn pendant les séances du Quatrième mur.
À regarder
-
Crise politique : l'Europe redoute le chaos en France
-
Typhon en Chine : des milliers de déplacés pour échapper aux vagues
-
À peine nommés, déjà démissionnés : qui gère le pays ?
-
Des jupes pour le personnel masculin d'Eurostar
-
Greta Thunberg maltraitée en Israël ?
-
Ce jeune meurt en voulant échapper à son expulsion
-
Avec les fans de Taylor Swift au Grand Rex à Paris
-
Violence dans les avions : des passagers trop turbulents
-
Procès des viols de Mazan : Gisèle Pelicot face à un dernier accusé
-
Grand-mère pyromane : condamnée pour 11 incendies
-
Fraude fiscale des banques : des milliards d’euros évaporés ?
-
10 Bercy pour Orelsan : une première dans le rap français
-
Le meilleur vin effervescent du monde serait... un mousseux anglais
-
Drones : un spectacle vire au chaos en Chine
-
Le berceau de l'humanité serait en Asie et pas en Afrique
-
On n’a plus de Premier ministre (encore)
-
Des prêtres catholiques à l'assaut des réseaux sociaux
-
Le Royaume-Uni veut créer une carte d'identité numérique
-
Drones, navires fantômes : l’avertissement de V.Poutine
-
Où en sont les tests salivaires pour détecter l'endométriose ?
-
"On ne peut pas être Premier ministre lorsque les conditions ne sont pas remplies", assure Sébastien Lecornu
-
En Namibie, le célèbre parc d'Etosha dévasté par les flammes
-
Une "Punk à sein" pour Octobre rose
-
La pilule face aux tendances TikTok de la "contraception naturelle"
-
Qui sont "les guetteuses", ces femmes en première ligne lors de l'attaque du 7 octobre ?
-
Des satellites pour protéger les hérissons, en voie d'extinction
-
Animaux de compagnie : des crèches pour chiens
-
Toilettes : toujours plus innovantes
-
Tempête Amy : deux morts dans les intempéries
-
Guerre à Gaza : le Hamas se dit prêt à libérer les otages
Commentaires
Connectez-vous ou créez votre espace franceinfo pour commenter.
Déjà un compte ? Se connecter