: Grand entretien "À ce moment-là, en classe, on sent les regards qui se braquent" : à travers la figure de Charles Martel, Manele Labidi interroge avec humour la question du récit national
La réalisatrice franco-tunisienne Manele Labidi aborde sans tabou "les questions qui crispent" dans "Reine mère", un second long-métrage lumineux et drôle.
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"Charles Martel après a arrêté les Arabes à Poitiers en 732". C'est avec cette toute petite phrase, entendue à l'occasion d'une leçon d'histoire, que commence le cauchemar de la jeune Mouna, désormais poursuivie jour et nuit par le fantôme de ce personnage moyenâgeux en cotte de mailles.
Charles Martel va finalement se révéler un allié pour cette petite fille qui grandit dans un environnement souvent hostile à l'école, et qui doit composer avec l'excentricité d'une mère (Camelia Jordana) guidée par la folie des grandeurs.
Inspirée par sa propre expérience, Manele Labidi raconte à franceinfo Culture comment cette toute petite phrase entendue dans son enfance l'a conduite à se pencher sur la figure de Charles Martel pour en faire un fantôme sympathique incarné par Damien Bonnard dans son second long-métrage, en salles mercredi 12 mars.
franceinfo Culture : Dans Un divan à Tunis, vous portiez un regard tendre et ironique sur votre pays d'origine. Cette fois, c'est de ce côté-ci de la Méditerranée que vous posez votre caméra, pourquoi ?
Manele Labidi : Oui, mon premier film était tourné à Tunis, mais le hors-champ de la France était très présent, même si cela n'a pas du tout été relevé à l'époque. C'était une façon de raconter en creux le trajet (qui n'est pas classique) de ces enfants d'immigrés qui font le chemin inverse de leurs parents. Mais je suis vraiment profondément française, et c'était hyper important pour moi d'interroger notre société, notre monde d'aujourd'hui. Donc, cette fois, la France n'est pas hors-champ, elle est vraiment au cœur du film. Et d'ailleurs, même si ce n'était pas calculé au départ, pendant le tournage puis au montage de Reine mère, j'ai réalisé que ce second film, en fait, était le chapitre zéro d'Un Divan à Tunis. La petite Mouna dans Reine mère est celle qui deviendra le personnage de Selma, la psychanalyste de mon premier film.
Comment vous est venue l'idée de ce scénario, et notamment cette histoire de fantôme de Charles Martel ?
Cette idée, en fait, elle ne m'a jamais quittée. De tous mes souvenirs d'écolière, je vous avoue que ce petit moment en classe, où on vous raconte que "les Arabes" ont été arrêtés à Poitiers par Charles Martel, il est resté. Il s'est passé quelque chose de physique pour moi à ce moment-là.
“C’est peut-être un fantasme, une vue de l'esprit, mais en tout cas, à ce moment-là, on a l'impression qu'on est observés, qu'on est jugés. Il y a de la honte.”
Manele Labidià franceinfo Culture
Et je sais que mes frères, ma sœur, mes cousines ont vécu la même chose. On est tous allés à l'école à Vincennes, donc, en termes de mixité, on n'était pas nombreux dans notre cas. J'ai rencontré plein de gens ensuite, y compris de générations plus anciennes que la mienne, et on a tous en commun ce malaise. À ce moment-là, en classe, on sent les regards qui se braquent. À l'époque évidemment, je ne l'ai pas conscientisé de cette manière, je ressentais juste un vrai malaise.
Et c'est resté jusqu'à aujourd'hui, ce malaise ?
Oui, c'est resté parce que mine de rien, à l'école, il y a plein de choses qui se jouent. Et je crois que c'est un événement fondateur pour moi. Et j'avais envie de parler de tous ces thèmes qui traversent le film, le racisme d'une part, mais aussi les discriminations sociales, les questions de l'aménagement du territoire, la question de l'école, des inégalités.
Ce sont des questions très sérieuses, mais le film ne l'est pas du tout. C'était important pour vous de traiter tout ça dans une forme de légèreté ?
Je voulais trouver une forme décalée pour aborder toutes ces questions. Je n'avais pas envie de donner des leçons, pas envie non plus de faire quelque chose de didactique ou de volontairement réaliste. Il y a le documentaire pour ça. Pour moi, le cinéma et la fiction, c'est justement une façon de prendre une tangente, de faire un petit pas de côté pour mettre une distance.
Et c'est comme ça que Charles Martel est arrivé dans le scénario ?
Oui. Je me suis dit que j'allais utiliser ce personnage parce que pour moi, c'était vraiment le grand méchant loup de mon enfance. Au départ, j'ai eu envie d'en faire le méchant de l'histoire, celui qu'il allait falloir combattre à la fin. Et puis je me suis intéressée de plus près à lui, j'ai lu les travaux de William Blanc [Charles Martel et la bataille de Poitiers : de l'histoire au mythe identitaire William Blanc et Christophe Naudin]. Je l'ai rencontré, on a échangé, et c'est comme ça que j'ai découvert que Charles Martel, lui aussi, avait un problème avec son identité, que l'histoire l'avait malmené.
D'après William Blanc, Charles Martel avait un côté punk, il faisait des razzias dans les églises pour financer ses expéditions, c'était un pilleur, un usurpateur, donc pas du tout un saint. Et ce qui m'a aussi, comment dire... fait énormément de bien, c'est de comprendre qu'à cette époque-là, c'étaient des luttes de pouvoir, et que cette dimension de "choc des civilisations", qu'on a attachée à cet événement, est en fait une fabrication pure. À partir de là, j'ai décidé de redonner à Charles Martel un peu de complexité, et de le sauver.
Charles Martel a été la victime d'une forme de mystification de l'histoire ?
Oui, comme souvent, on a rajouté des thématiques quand on en avait besoin. À l'époque de Charles Martel, la dimension religieuse était hors sujet. Les croisades, ça commence au XIe-XIIe siècles. C'est une époque où les troupes arabo-andalouses étaient composées de Berbères, d'Arabes, de Juifs. Et la bataille de Poitiers, je n'irais pas jusqu'à dire que c'est un non-événement, mais ce n'est pas la bataille du siècle, loin de là. En revanche, elle a été récupérée ensuite, pour relire d'autres moments de l'histoire.
C'est la raison pour laquelle vous faites sortir le fantôme de Charles Martel d'un tableau ?
Ce tableau que l'on peut voir dans la galerie des Batailles, à Versailles, peint par Charles de Stuben, a été commandé par Louis Philippe. À l'époque, c'est le début de la colonisation algérienne. Et comme ces débuts sont très chaotiques, et que l'opinion publique n'est pas favorable à cette expédition, à cette colonisation, il faut convaincre. C'est ce qu'on essaie de faire croire avec ce tableau, cette idée que si on n'y va pas, ce sont eux qui vont revenir. Parce que le récit de l'époque sur cette histoire, c'était que les Arabes étaient arrivés par millions, femmes et enfants, pour venir envahir le Royaume franc. Ce qui n'a pas du tout été le cas. S'il y avait un million d'Arabes et de Berbères qui avaient comme ça débarqué d'un coup, il y aurait eu des traces archéologiques. Donc on voit bien comment, à partir d'un fait historique, on construit une mémoire, qui ensuite fait partie du récit national.
"L’Arabe n’a pas vocation à venir envahir l’Occident. C’est sur cette idée que s’appuie la théorie du grand remplacement."
Manele Labidià franceinfo Culture
Le roman national, il est nécessaire, pour créer le ciment dans une société. Mais on voit bien que dans cette nation, il y a une partie qui est souvent pointée du doigt. Et ce récit national, en fait, mine de rien, façonne les imaginaires, il impacte. Le fait qu'à 40 ans et des poussières, je me retrouve à gérer une phrase comme celle-là, entendue en cours d'histoire quand j'étais gamine, et que j'en fasse un film, ce n'est pas anodin. Et je sais qu'on est nombreux dans cette situation. Pour moi, c'était une façon de faire un petit clin d'œil à cette petite fille qui était à l'époque un peu démunie.
Le cinéma, c'est aussi un moyen d'éclairer l'histoire et les faits de société ?
Aujourd'hui, j'ai la chance de faire ce métier, j'ai cette arme qui est le cinéma et donc j'utilise cet outil qu'est l'imaginaire. Cela permet de décaler le sujet, de ne pas faire un récit de soi pur, parce que même s'il y a des éléments biographiques dans ce film, je me suis vraiment amusée à jouer de ce pouvoir de la fiction. Il me semble que c'est ce mélange de fiction et de réel qui amène vers une forme de vérité.
Qu'est-ce que vous vouliez dire avec ce film ?
L'importance aujourd'hui, justement, d'aller aux sources, l'importance des livres, des historiens, et de leur apport pour éclairer notre présent. C'est primordial d'apprendre à être critique et de comprendre qu'une histoire, c'est une histoire, qu'elle est toujours racontée selon un point de vue, et que quoi qu'il arrive, elle est biaisée. Donc l'idée, c'est de la questionner en permanence. Là, je le fais pour Charles Martel, mais on pourrait le faire sur plein d'autres faits historiques. C'est une façon de prendre le pouvoir sur les choses, d'amener un regard critique, une distance, de pouvoir créer un débat, et de ne pas être prisonnier d'une narration qui est imposée par le roman national.
Ce sont des questions complexes, comment les faire comprendre avec un film, et une comédie en plus ?
Ce n'est pas simple. Ce sont des sujets qui clivent, qui crispent alors qu'en fait, ça nous concerne tous. Sans le vouloir, parfois, on peut dire des choses racistes, je suis la première à pouvoir le faire. Mais il faut aussi pouvoir le reconnaître sans se remettre en question en tant qu'être humain. C'est ça que je trouve intéressant. C'est une question de conscience et d'ouverture. C'est vraiment un chemin vers l'autre. C'est important de se dire qu'on peut s'améliorer, qu'on peut être à l'écoute du ressenti de l'autre, qu'on peut avoir une empathie par rapport à la sensibilité de l'autre. C'est ça que j'ai essayé de faire et c'est pour ça que l'humour est très important, la fantaisie est importante. J'ai essayé de me lâcher, même dans la forme du film, pour exprimer la liberté que tous ces personnages revendiquent dans leur identité. Je voulais que la forme du film épouse cette liberté. Il y a quelque chose de volontairement foutraque, mais que je trouve cohérent avec cette envie de sortir des cases, une envie que je partage à titre personnel avec mes personnages.
Dans ce film, vous vous amusez aussi à casser les archétypes.
J'ai essayé d'aller vers quelque chose de lumineux, de casser un peu la grammaire naturaliste qui a souvent tendance à dépeindre les milieux populaires comme des milieux un peu tristes, et les personnes d'origine maghrébine, notamment de cette génération, comme des victimes d'un système qui les opprime. Je ne nie pas la violence du système, mais ce que j'essaie de mettre en avant, c'est qu'ils sont avant tout des sujets, et pas des objets. C'était important de montrer que dans cette forme de domination, il y a des voies d'émancipation, il y a la volonté de s'inventer, de se réinventer, et de se raconter aussi.
"C'est tout ce que j'ai voulu faire avec ce film, amener un regard un tout petit peu nouveau, aborder tous ces sujets de manière un tout petit peu moins émotionnelle."
Manele Labidià franceinfo Culture
Par exemple, j'ai vraiment fait très attention à ne pas personnifier le racisme. Il n'y a pas de méchants. Le racisme, c'est un poison qui se diffuse dans la société. Et tout le monde est responsable. Il ne s'agit pas de dire voilà, c'est de la faute des électeurs du RN. Non, en fait, c'est beaucoup plus complexe que ça. Même Amel a intériorisé une part de ce discours, quand elle refuse la proposition d'un logement, avec ses préjugés sur les banlieues lointaines. C'est une question collective. Pour moi, il n'y a pas de dimension morale à la question du racisme. C'est vraiment une construction sociale, qui détermine des rapports de domination, de pouvoir dans nos sociétés, et c'est la raison pour laquelle c'est important que tout le monde s'y intéresse, pour les défaire.
Vos personnages ne sont ni des victimes, ni des saints ?
On a un souvent l'archétype de la mère courage, du père qui s'est tué à l'usine, etc. Ils sont surtout souvent définis par leur parentalité. J'ai voulu créer cette image qui m'a manqué, d'un couple qui s'aime, qui s'embrouille, qui a cette espèce de flamboyance un peu hollywoodienne. J'ai voulu les réhumaniser justement parce que les récits dits "de l'immigration" au sens large, ont tendance à sanctifier les personnages. Je vois bien que derrière ça, il y a une intention de bien faire, mais je sens une forme de paternalisme, de bien-pensance. Leur donner des aspérités, comme à ce personnage de mère de famille un peu border, c'est une manière de leur redonner de la chair. L'idée était de montrer leurs petites lâchetés, leurs défauts, mais aussi leur grandeur, pour pouvoir les réinjecter dans l'universel et non pas les représenter comme de simples figures sociologiques ou comme des objets.
"La question qui m’a travaillée, c'était comment faire un contre-récit de l’immigration qui permette d’affirmer une singularité. On n’est pas un bloc monolithique."
Manele Labidià franceinfo Culture
Des récits, il pourrait y en avoir des millions. Moi, j'en propose un, mais j'attends la suite. Je ne suis pas militante, je ne suis pas encartée, mais si j'ai la chance de faire ce métier aujourd'hui, qui me donne la possibilité de créer des représentations, je vais essayer de m'en servir pour permettre à d'autres récits d'émerger, pour montrer qu'on est complexe et qu'on ne peut pas essentialiser comme ça tout un groupe.
À cet égard, Amel est un personnage très singulier, une vraie personnalité.
Oui. Elle souffre avant tout de déclassement. C'est quelque chose que tout le monde peut connaître. Elle a épousé un homme qui n'est pas de son milieu. Elle vit dans un pays qu'elle a fantasmé, et la réalité est tout autre. Elle rêve d'une chose, c'est de retourner dans son paradis perdu. D'ailleurs, on ne sait même pas trop si ce qu'elle raconte est vrai ou pas. Elle a cette folie des grandeurs. Pour elle, il est hors de question de rentrer dans la case qu'on veut lui imposer. C'est viscéral. Il y a quelque chose de naïf, chez elle, qui me touche énormément.
Vous lui donnez raison ?
Oui, elle a raison. Même si c'est dur et qu'à un moment donné, il faudra qu'elle mette les mains dans le cambouis. Elle le fait, mais elle essaie toujours de faire le pas de côté. Elle va finir par accepter de faire le ménage, mais en talons. On peut s'interroger sur le monde actuel qui cherche à domestiquer, qui cherche à vous faire rentrer dans le rang. Après tout, si le ménage est fait, qu'est-ce que ça change si elle porte des talons ? Amel, c'est quelqu'un qui a du mal avec les règles, qui a du mal avec les assignations, avec les étiquettes.
Qui est vivante ?
C'est exactement ça. Pour moi, c'est synonyme de vie, avant tout.
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