Interview "Il fallait se faire petit pour incarner un personnage aussi grand" : Isaach de Bankolé, docteur et prix Nobel de la paix, dans "Muganga", film choc présenté à Angoulême

Ce film, inspiré d'un fléau qui touche des centaines de milliers de femmes en République démocratique du Congo, a secoué le public de la 18e édition du Festival du film francophone d'Angoulême.

Article rédigé par Laurence Houot - Propos recueillis par
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 15min
Isaach de Bankolé et Marie-Hélène Roux, réalisatrice de "Muganga, celui qui soigne", au Festival du film francophone d'Angoulême, le 28 août 2025. (LAURENCE HOUOT / FRANCEINFO CULTURE)
Isaach de Bankolé et Marie-Hélène Roux, réalisatrice de "Muganga, celui qui soigne", au Festival du film francophone d'Angoulême, le 28 août 2025. (LAURENCE HOUOT / FRANCEINFO CULTURE)

Présenté jeudi 28 août en compétition au Festival du film francophone d'Angoulême (FFA), Muganga, celui qui soigne de Marie-Hélène Roux raconte le quotidien du docteur Denis Mukwege (Isaach de Bankolé), médecin congolais, prix Nobel de la paix, qui soigne des milliers de femmes victimes de violences sexuelles en République démocratique du Congo, rejoint par le médecin, Guy Cadière, interprété par Vincent Macaigne. Le film sort dans les salles mercredi 24 septembre.

Cette tragédie humaine, qui dure depuis plus de trente ans, ne faiblit pas, au contraire. Plus de 130 000 viols ont été recensés dans le pays en 2025, dont la grande majorité dans l'est du pays. Selon les données collectées par les agents humanitaires et dévoilées en mars par l'agence des Nations Unies pour les réfugiés, près de 900 viols dans l'est de la RDC ont été commis en l'espace de deux semaines – soit une moyenne de 60 par jour, uniquement pendant la première quinzaine du mois de février 2025.

Le docteur Mukwege a fondé en 1999 dans la ville de Bukavu, dans l'est du Congo, l'hôpital de Panzi, qui est devenu un refuge pour les femmes victimes de ces viols de guerre. Le docteur commence dès lors à dénoncer publiquement l'inaction internationale face à ces violences sexuelles, d'une brutalité hors normes, qui font partie d'une stratégie pour contrôler les ressources minières du Congo.

Malgré les menaces de mort, proférées par les milices ou par le pouvoir, qui agissent ou laissent faire pour protéger les intérêts économiques dans la région, le docteur Mukwege continue son travail. Sa rencontre avec Guy Cadière, chirurgien belge, a donné une nouvelle dimension à son combat, récompensé par son prix Nobel de la paix en 2018.

Quelques heures avant la présentation le 28 août du film qui fait partie des dix longs-métrages en compétition à Angoulême, nous avons rencontré la réalisatrice Marie-Hélène Roux et Isaach de Bankolé, qui incarne le docteur Mukwege. Dans le jardin des Bardines, avant de commencer l'entretien, la réalisatrice colle un sparadrap sur le revers de la veste rouge d'Isaach de Bankolé : "Muganga", peut-on y lire. "On lance un mouvement", annonce Marie-Hélène Roux. Ils confient tous deux à franceinfo Culture ce qui motive leur engagement pour cette cause, et nous éclairent sur la genèse de ce film qui a ébranlé le public du FFA.

Franceinfo Culture : Comment est née l'idée de ce film, et l'envie de raconter le travail de ce médecin hors du commun ?
Marie-Hélène Roux : La première rencontre, c'était en 2014, quand j'ai découvert le livre, Panzi, coécrit par les docteurs Mukwege et Cadière. Et j'ai été bouleversée, bouleversée par la tragédie qui se déroule à l'est du Congo, et bouleversée par la force et l'humanité qu'il y a chez cet homme, chez ces deux hommes, car c'est un binôme…

Isaach de Bankolé : Et chez les femmes aussi !

Marie-Hélène Roux : Oui, bien sûr. J'ai vu dans cette tragédie ce qui est symbolique de l'humanité, c'est-à-dire ce qu'il y a de meilleur et ce qu'il y a de pire. Il y a ces deux facettes. Et il y avait ce héros, qui est vivant, ce Dr Mukwege. Je me suis dit, cet homme, il est magnifique. Il faut que le monde sache ce qu'il fait. C'est une situation qui perdure depuis plus de trente ans. Et je pense que l'art, le cinéma est le plus grand vecteur d'émotion et de communication. Donc voilà, ça a été le début d'un long parcours qui a duré dix ans pour arriver à la sortie du film.

Et Isaach de Bankolé, comment avez-vous réagi quand vous avez reçu le scénario ?
Isaach de Bankolé : Quand j'ai commencé ici, en France, avec Black mic-mac, les gens disaient, on n'a jamais de rôle avec des Noirs qui sont médecins, qui sont juges, qui sont premiers ministres. Parce qu'en fait, la fiction rejoint parfois la réalité. Tout ça n'existait pas et n'a pas existé jusqu'à ce que Marie-Hélène vienne avec son scénario. Je me suis dit, ça, c'est magique, parce que c'était pour moi en fait le deuxième film qui parlait des choses qui me tenaient à cœur, des choses dont on ne parle pas souvent, de l'Afrique, de l'Afrique oubliée. Le premier, c'était Chocolat, que j'ai tourné avec Claire Denis. Quand j'avais lu le scénario, je m'étais demandé comment une personne comme ça pouvait saisir ce qui est invisible du côté de l'Afrique. Et quand j'ai rencontré Claire Denis, j'ai été surpris de savoir que c'était une Blanche qui était née au Cameroun.

Quand j'ai su que Marie-Hélène Roux était née au Gabon et qu'elle avait grandi, comme Claire Denis, en Afrique, je me suis dit, il n'y a pas de hasard. Donc, c'était pour moi comme si c'était mon premier film, d'autant plus que ça me parlait. Quand j'étais jeune, je voulais être médecin. Ma sœur est médecin, chirurgienne pédiatrique. D'ailleurs, j'ai été la voir quand j'ai commencé à travailler avec Marie-Hélène sur le film. Elle est spécialiste des opérations de chirurgie labiale, elle répare les "becs-de-lièvre" dans toute l'Afrique, et aussi aux États-Unis.

Et ça ne vous a pas trop effrayé d'incarner ce héros, qui est toujours vivant en plus ?
Isaach de Bankolé : Incarner un personnage plus grand que nature, c'est quelque chose qui n'est pas donné tous les jours à un acteur. Et un personnage, en plus, qui est vivant. Donc, c'était un double challenge pour moi. Voilà, donc pour moi, c'était un premier grand rôle. Donc, il fallait se faire petit pour incarner un personnage aussi grand.

Comment avez-vous préparé le rôle ?
Isaach de Bankolé : D'abord, Marie-Hélène m'a beaucoup nourri.

Marie-Hélène Roux : On a beaucoup parlé, on a beaucoup échangé.

Isaach de Bankolé : On a travaillé sur le scénario, sur le script. J'ai vu tout ce qui, à cette époque-là, pouvait être public sur le Dr Mukwege lui-même. Que ce soit en termes d'interviews, de documentaires, de livres. J'ai tout lu, j'ai tout vu. Mais pour aller jusqu'au bout de ma quête, je me suis dit qu'il fallait aller plus loin. Je ne pouvais être libre pour interpréter ce personnage que si je le rencontrais, parce que j'ai besoin de connaître les choses qui ne sont pas publiques. Et donc, à partir de là, la production a travaillé très dur pour qu'on puisse se rencontrer. Je vis à New York, et lui, il était de passage. Donc, la production, avec ses assistants, a réussi à trouver un rendez-vous. Et on s'est rencontrés, à New York, tous les deux. Il m'a invité à déjeuner, en tête-à-tête.

Comment ça s'est passé ?
Isaach de Bankolé : Ça a duré presque deux heures. Je lui ai posé deux questions, et il m'a parlé pendant une heure et demie. Et dans ses réponses, dans son oratoire, j'ai pu glaner les choses dont j'avais besoin, ces choses personnelles de sa vie, de sa femme, de ses enfants, de ses rapports avec son intérieur. Il fallait que je sache des choses qui ne sont pas écrites dans le scénario, des choses de lui. Et ce sont ces choses-là qui font mon socle pour le travail d'incarnation. Et donc, je n'avais pas besoin de lui ressembler, puisque l'intérieur était solide. Après c'est la réalisatrice, le directeur de la photo, les maquilleuses, les costumiers qui font le reste. Mais moi, je suis là pour transporter, pour conduire.

Pour aborder ce sujet et notamment la violence, comment avez-vous pensé la mise en scène ?
Marie-Hélène Roux : Mon maître de théâtre me disait toujours, "suggérer, c'est créer, montrer, c'est détruire". Et pour moi, il était important que le spectateur puisse faire son cheminement. Je pense que si on donne trop, le spectateur se protège. Il fallait donner suffisamment, mais pas trop, pour que l'imaginaire puisse fonctionner. Pour faire venir l'émotion, il faut que le spectateur soit actif. Et là, c'est un travail, bien sûr, de mise en scène, avec le chef-opérateur Renaud Chassin, qui est merveilleux.

"Muganga, l'homme qui soigne" de Marie-Hélène Roux, sortie le 24 septembre 2025. (PETITES POUPEES PRODUCTION)
"Muganga, l'homme qui soigne" de Marie-Hélène Roux, sortie le 24 septembre 2025. (PETITES POUPEES PRODUCTION)

Le film n'est pas du tout traité comme un documentaire, dans sa forme, c'est un choix ?
Marie-Hélène Roux : C'était important pour moi de faire une proposition artistique. Bien sûr, ce film est inspiré du réel, il est ancré dans une vérité, mais c'est une fiction, que nous avons écrite avec beaucoup de liberté, et l'essence du projet est là. Pour moi, il était aussi important de montrer la trajectoire des femmes, et leur rôle dans cette œuvre collective, parce que comme le dit le Dr Mukwege, "la guérison est collective, je les répare, mais elles me réparent aussi". C'était vraiment important qu'on retrouve dans le film cette notion d'entraide, cette communauté qu'il a créée, ce "havre de paix au milieu de l'enfer", comme il l'appelle.

Le film commence par une scène très forte, qu'on ne dévoilera pas, mais pourquoi avoir choisi d'ouvrir le film de cette manière ?
Marie-Hélène Roux : Avec un tel sujet, il faut avoir le courage de son langage. Si on veut parler de la guérison, il faut parler de la maladie. Si on parle de la réparation, il faut parler de ce qui fait mal. Je ne voulais pas qu'on cache. Soit on assume de porter un sujet comme ça, soit on ne le porte pas. Alors après, il y a toute une manière qu'il faut inventer, dans la collaboration avec les différents chefs de poste, et se dire, comment faire, jusqu'où je peux aller. Je sais qu'elle est marquante, qu'elle est coup de poing, la scène du début, mais c'est pour enlever ce qu'on appelle le kilométrage émotionnel. Il faut pouvoir interpeller. Il faut interpeller.

Isaach de Bankolé : C'est comme ce qui se passe en Israël aujourd'hui, à Gaza. Quand c'est loin de nous, ça ne nous touche pas, on a l'impression que ça ne nous regarde pas. C'est vrai qu'on dénonce, on manifeste, mais on ne manifeste pas de la même manière que si ça se passait dans notre maison. Et c'est humain.

Marie-Hélène Roux : Pour moi, c'était viscéral. C'était important, il fallait que ça commence comme ça. Cette scène était là avant même l'écriture du scénario. On ne peut rentrer dans cette trajectoire de la guérison que grâce à cette séquence du début. Il faut arrêter de se voiler la face sur cette situation qui perdure depuis plus de trois décennies. Et donc oui, il faut que ça soit coup de poing, oui, il faut qu'on en parle. Et un film permet ça. L'art permet ça.

Est-ce que le docteur Mukwege a vu le film ?
Marie-Hélène Roux : Oui, il a été vu par les deux docteurs.

Comment ont-ils réagi ?
Marie-Hélène Roux : Merveilleusement bien. J'ai pris beaucoup de précautions, je leur ai bien redit que c'était une fiction, que c'était inspiré par leurs vies mais que ce n'est pas un biopic. "Ne vous inquiétez pas", m'a rassuré le Dr Mukwege. À la fin de la projection, ils comptaient combien de fois ils avaient pleuré. Ils ont été très émus. Il faut savoir que le Dr Mukwege est l'homme le plus récompensé au monde. "J'ai reçu tous les prix. Et je crois aujourd'hui que seule une fiction peut permettre un changement", voilà ce qu'il nous a dit. Donc pour nous aussi, ce film, c'est une responsabilité.

Vous pensez vraiment qu'un film, que l'art, peut faire bouger les choses ?
Marie-Hélène Roux : C'est le plus grand véhicule d'émotion et de communication.

Isaach de Bankolé : Parce que l'art, c'est le peuple. L'art, c'est ce qui commence là où s'arrête la politique.

Marie-Hélène Roux : Et le Dr Mukwege, lui, il propose des solutions. Et c'est lui qu'il faut écouter.

Isaach de Bankolé : Oui, parce que ce n'est pas seulement médical. C'est une approche holistique.

Marie-Hélène Roux : C'est un modèle de société qu'il a créé à Panzi. J'espère que le film sera montré là-bas, mais aussi dans le monde entier.

Isaach de Bankolé : Partout où il y a des conflits, et partout où il y a des conflits qui sont sous terre, et qui vont exploser.

C'est un rôle qui marquera votre carrière d'acteur ?
Isaach de Bankolé : Je jouerai d'autres rôles. Mais je ne pense pas qu'il y aura un autre rôle comme celui-là. Je ne pense pas que j'aurai d'autres occasions d'incarner un homme qui est encore vivant, qui a obtenu le prix le Nobel de la paix, et qui fait des choses humainement aussi fortes et solides. Si ça vient, Inch'Allah. Mais c'est suffisant. Dans une carrière, c'est suffisant d'avoir ça dans mon CV, comme on dit.

Commentaires

Connectez-vous ou créez votre espace franceinfo pour commenter.