: Grand entretien "On mesure le prix payé par les soldats ukrainiens pour chaque mètre de cette terre" : Mstyslav Chernov, réalisateur de "À 2 000 mètres d'Andriivka"
Dans un documentaire exceptionnel, le cinéaste et correspondant de guerre raconte, à travers les yeux des soldats ukrainiens et un dispositif technique inédit, la guerre contre l'occupant. Et ce n'est pas de la fiction. Entretien avec Mstyslav Chernov.
/2022/12/22/63a4b72923434_falila-gbadamassi-franceinfoafrique.png)
/2025/09/23/mstyslav-chernov-68d2d762cac53236031225.jpg)
En 2023, mètre après mètre, Mstyslav Chernov a suivi l'avancée du bataillon de Fedya, sergent de la 3e brigade d'assaut dans l'armée ukrainienne, vers Andriivka, petit village à la périphérie de Bakhmout (occupée par les Russes) à travers une forêt hostile. Si les armes semblent chuchoter parce que parfois inaudibles, leurs tirs, eux, sont assourdissants et leurs balles tuent à tour de bras. Le cinéaste ukrainien, qui a déjà décroché un Oscar en 2024 pour 20 jours à Marioupol, revient avec un document exceptionnel sur la farouche résistance qu'opposent les Ukrainiens, civils devenus soldats malgré eux, aux Russes depuis février 2022. À 2 000 mètres d'Andriivka, en salles mercredi 24 septembre, est un unique aperçu de la plus vaste opération militaire menée en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. C'est aussi un émouvant hommage à tous les soldats, notamment ceux tombés au combat, à jamais "présents" dans le cœur de leurs frères d'armes.
Franceinfo Culture : C'est presque par hasard que vous avez réalisé votre premier film, 20 jours à Marioupol. Cette fois-ci, pour À 2 000 mètres d'Andriivka, vous suivez les soldats ukrainiens lancés à la reconquête de ce village. Qu'est-ce qui a motivé votre démarche et étiez-vous déjà conscient des enjeux de cette opération militaire ?
Mstyslav Chernov : 20 jours à Marioupol a été tourné comme un reportage d'actualité, puis il est devenu un long-métrage documentaire quand j'ai réalisé l'importance de cette histoire. À 2 000 mètres d'Andriivka a été conçu comme un film dès le départ. Je cherchais une histoire qui serait la suite logique de 20 jours à Marioupol. Si ce film constituait le récit de l'invasion russe en Ukraine, la destruction de Marioupol par la Russie, la destruction de vies civiles, je voulais pour le film suivant une histoire qui raconterait comment les Ukrainiens ripostent, comment ils reprennent leur territoire et combattent l'invasion russe. Ce qu'il s'est passé l'été 2023 était ce que je recherchais parce qu'il s'agissait d'une grande contre-offensive. Elle a été très médiatisée, peut-être même trop par la presse internationale, mais la société ukrainienne y plaçait beaucoup d'espoirs.
Dans quelles conditions avez-vous tourné ?
Au même moment, nous présentions 20 jours à Marioupol en avant-première à Los Angeles, New York, Paris et Londres. Je rencontrais le public puis je reprenais l'avion pour la Pologne. Je traversais alors la frontière, prenais une voiture et me rendais au front, dans les tranchées, au quartier général et rejoignais les soldats. Deux mondes s'entrechoquaient. Au départ, je pensais que ce film allait raconter plus largement la contre-offensive en s'attachant à l'avancée de plusieurs pelotons. Mais lorsque nous avons rencontré Fedya, notre protagoniste, découvert les images des caméras embarquées – tournées à la base pour analyser les combats – du peloton que nous suivons dans sa marche vers Andriivka, quand j'ai vu sur la carte la petite forêt, la mince ligne d'arbres coincée entre deux champs de mines qui mène au village d'Andriivka, j'ai pensé que cela pourrait devenir un film. J'ai pensé que c'était une histoire qui pourrait symboliser plus.
Nous avons demandé la permission de rester avec cette section jusqu'à ce qu'ils libèrent le village, s'ils le libéraient. Il leur a fallu près de trois mois pour traverser ces 2 000 mètres de forêt, et c'est ce qui rend le documentaire si symbolique. Tout se déroule dans cette petite forêt. On mesure alors le prix payé par les soldats ukrainiens pour chaque mètre de cette terre pour laquelle ils se battent, cette même terre que le monde entier, et la Russie en particulier, demande aujourd'hui à l'Ukraine d'abandonner. Je pense que ce film tombe à pic parce qu'il montre ce que ces mètres, ces kilomètres et ces villes représentent véritablement pour les Ukrainiens.
Certains des soldats rencontrés figurent au générique de votre film pour leurs images. Comment les caméras ont-elles été positionnées pour rendre compte de ce champ de bataille mobile ?
Le film est une combinaison d'images filmées à l'aide de caméras embarquées des soldats pendant les combats, d'images filmées par des drones et d'images que j'ai tournées ainsi que celles de la caméra d'Alex Babenko. La combinaison de ces différents supports rend le film unique et fait évoluer le genre. Auparavant, nous ne pouvions que lire, entendre ou voir des reconstitutions de l'expérience des soldats sur un champ de bataille. Mais aujourd'hui, grâce à la technologie dont nous disposons, nous pouvons observer ce qui s'y passe d'une manière qui était autrefois impossible. Non seulement, nous suivons et vivons les événements avec les soldats mais ils sont également visibles, simultanément, sous différents angles. Ce qui permet d'être en immersion dans cette bataille.
On a la sensation d'être, comme les soldats, couchés à même le sol dans cette forêt et on voit ce qu'ils voient. Notamment la pointe de leur arme...
Le film est divisé en chapitres, chacun correspondant à une distance parcourue dans la marche vers Andriivka. C'est un compte à rebours. Par exemple, la bataille des 600 m est reconstituée par sept caméras différentes. Deux caméras sont fixées sur les casques des soldats sur le champ de bataille et l'une d'elles est à 360 degrés, ce qui nous permet de recadrer après la bataille. Deux drones filment et nous voyons leurs images sur les écrans du quartier général. Deux autres caméras fonctionnent dans le quartier général et filment les officiers qui dirigent la bataille. Nous voyons également les images de la caméra avec les médecins qui recueillent les blessés sur le champ de bataille. La combinaison de tout cela produit une expérience immersive.
Les drones, les caméras qui filment les blessés appartiennent à l'armée ukrainienne…
L'armée ukrainienne fait voler ses drones, puis nous transmet les vidéos qu'ils ont filmées. Elles ont été combinées avec celles des caméras embarquées et nos propres images. Pour nous, il était important de ne pas montrer que les scènes de combat : il fallait aussi voir les visages et les personnes derrière les caméras embarquées, derrière les armes, derrière la fébrilité et la douleur qui règnent sur un champ de bataille. Ces échanges-là sont les moments les plus importants pour moi.
Quand on entend leurs conversations, quand on les écoute, on se rend compte qu'ils ne sont pas des soldats, mais des civils. Ils ont pris les armes, la décision volontaire d'aller défendre cette terre que je connais bien. Andriivka n'est qu'à quelques heures de route de Kharkiv, ma ville natale. Et quand nous parlons à ces soldats, nous ne parlons pas de géopolitique mais de familles. Nous parlons de tabac, de nos épouses et des universités où nous avons étudié. C'est ce qui fait de nous des êtres humains et rend si déchirant le fait d'apprendre que certains de nos protagonistes ont perdu la vie au combat.
Vous leur rendez hommage de façon bouleversante dans l'une des plus belles séquences du film. Comment en êtes-vous arrivé à cet échange inattendu avec Sheva autour de la cigarette ?
C'est ma façon de réaliser. Je ne fais pas d'interviews pour mes films. Je parle simplement aux gens que je rencontre. C'est ce qui s'est passé dans 20 jours à Marioupol, et c'est ce qui se passe dans À 2 000 m d'Andriivka. J'aime discuter tout simplement. Parfois, j'oublie même d'allumer la caméra ou de filmer. Parfois, la caméra est juste là, par terre, mais je ne la pointe pas. Et parfois, je filme vraiment. Avec Sheva, nous parlions du quotidien, du fait de fumer, de sa femme...
Une conversation au cours de laquelle il vous prie de ne pas faire de lui un héros...
C'est assez déchirant quand il le dit : "Ne faites pas de moi un héros car je n'ai encore rien fait d'héroïque". Mais quand je le regarde, je sais que le simple fait qu'il soit là, dans cette tranchée, sous le feu des drones, de l'artillerie et des balles, fait déjà de lui un héros.
Vous lui faites une belle réponse en lui rétorquant que la caméra seule ne peut pas faire de lui un héros. Avez-vous retrouvé ce sentiment exprimé par Sheva chez d'autres soldats ?
Comment une caméra peut-elle faire de vous un héros si vous ne l'êtes pas ? Le véritable héroïsme ne réside pas dans les discours grandiloquents ni même dans les images que les caméras montrent. C'est quelque chose de plutôt silencieux, qui reste dans les coulisses. C'est la détermination silencieuse qui anime les gens lorsqu'ils prennent la décision d'agir en dépit de leur peur, du fait de savoir qu'ils risquent fort de mourir.
"Vivre en Ukraine, être un soldat ukrainien aujourd'hui, c'est savoir que l'on sera probablement abandonné par tous les pays qui nous soutiennent actuellement. Cela signifie qu'il faut lutter contre un ennemi puissant, doté d'une technologie en constante évolution, mais continuer à se battre malgré tout."
Mstyslav Chernovà franceinfo Culture
Le documentaire commence de façon "légère", alors même que l'on connaît le contexte. Pourquoi ouvrir ainsi le film ?
La scène d'ouverture est une scène de bataille de dix minutes. Elle est probablement la scène de bataille réelle la plus intense que j'ai jamais vue, filmée par la caméra embarquée sur le casque d'un soldat nommé Piro. Cela me rappelle la Grande Guerre, la Seconde Guerre mondiale, les images des films de guerre, des grands classiques du genre comme Il faut sauver le soldat Ryan, 1917 ou Apocalypse Now. À la différence près que ces scènes sont réelles. Mais on y voit en même temps un peu d'humour, on est témoin du courage dont font preuve des soldats sous le feu. Je pense que cette scène symbolise à elle seule tout le film. Elle annonce le monde dans lequel il nous fait pénétrer.
Toute la première scène est uniquement filmée avec une caméra embarquée, celle de Piro. Qui est-il ?
Piro est toujours en vie et son histoire est incroyable. Il a été blessé et est resté sur le champ de bataille, dans une petite tranchée, attendant que son ami revienne le sauver. À un moment donné, il a fini par perdre espoir. Pensant que les soldats russes allaient venir le capturer, il a sorti une grenade et a tenté de se suicider en la faisant exploser. Mais elle n'a pas explosé. Il a survécu et son ami l'a finalement sauvé. Piro et ses amis sont venus à la première projection du film en Ukraine en juin 2025, à l'instar d'autres soldats ainsi que les familles de ceux tombés au combat. Ils sont tous montés sur scène après la projection et les 700 personnes présentes à la projection leur ont réservé une standing ovation de 10 minutes. C'était incroyable. C'est la première où j'ai pleuré en regardant le film avec eux, car je le voyais à travers leurs yeux.
Fedya vous demande pourquoi vous n'avez pas d'armes. La question est rhétorique mais vous y répondez dans le documentaire...
C'est la première question qu'il nous pose quand nous le rencontrons dans la forêt. C'est une blague, mais seulement à moitié car il est extrêmement dangereux de se trouver là-bas. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Mais Fedya sait aussi que nous sommes journalistes et que nous n'avons pas le droit de porter d'armes. C'est évidemment stressant et effrayant de se dire qu'il n'y a aucun moyen de se protéger.
Le narrateur du film – vous – explique avec lucidité que les chances de l'armée ukrainienne de sortir victorieuse de cette grande contre-offensive sont assez faibles. Et effectivement, cette riposte n'a pas été un succès. Cet échec est aussi le symbole d'une guerre où les Ukrainiens sont aujourd'hui militairement dominés par les Russes. Y a-t-il encore l'espoir de reconquérir tous ces territoires perdus ?
Cette contre-offensive a été difficile et n'a probablement pas permis d'atteindre les objectifs fixés, mais à ce moment-là, la libération d'une partie du territoire occupé était très symbolique pour l'Ukraine. Cela a redonné de l'espoir à la population. Ce n'était même pas un combat de reconquête du territoire – nous l'évoquons dans le film – c'était plutôt un combat pour des noms. Lorsque les soldats ont libéré Andriivka, lorsqu'ils ont hissé le drapeau au-dessus du village qui était alors complètement détruit, ils ont non seulement libéré le village mais aussi le nom de ce village. C'est cette victoire-là que la nation toute entière célèbre.
La guerre fait rage depuis plus de trois ans maintenant. Les négociations pour la paix sont au point mort. Que ressentez-vous aujourd'hui en tant qu'Ukrainien ?
Comme tous les Ukrainiens, je me sens très fatigué et je ressens... [il fait une longue pause et reprend]. J'essaie de trouver le mot juste pour décrire ce que je ressens. J'éprouve de la colère et je me sens parfois seul...
Abandonné ?
Je n'utiliserais pas ce mot parce qu'il y a encore des gens et des pays qui soutiennent l'Ukraine. Cependant, soyons réalistes : tous les Ukrainiens savent qu'au final, la seule personne sur laquelle ils pourront compter, c'est celle qui sera près d'eux. Quand je retourne dans ma ville natale, Kharkiv, je sais que le destin de ma ville dépend de Fedya, de la 3e brigade d'assaut et des autres brigades qui défendent actuellement la région de Kharkiv. Pas des États-Unis, pas de l'Europe. Ce sont ces personnes, ces soldats qui sont toujours là, qui tiennent bon, qui garantissent que ma ville est toujours libre et qu'elle n'est pas occupée.
Comme tous les Ukrainiens, mon seul souhait est la paix. Je souhaite me réveiller sans apprendre qu'un autre missile balistique a frappé ma ville, ma capitale ou d'autres villes. Je souhaite pouvoir me réveiller sans craindre d'apprendre qu'un autre de mes amis a été tué. Mais je réalise avec amertume que ce n'est pas ce que veut la Russie et que, pour parvenir à la paix, les Ukrainiens devront probablement continuer à se battre jusqu'à ce que la Russie soit stoppée.
/2025/09/23/affiche-a-2000-m-d-andriivka-68d2db2954032316976973.jpeg)
La fiche
Genre : Documentaire
Réalisation : Mstyslav Chernov
Avec : la 3e brigade d'assaut de l'armée ukrainienne engagée dans la reconquête d'Andriivka
Pays : Ukraine, États-Unis
Durée : 1h51
Sortie : 24 septembre 2025
Distributeur : Originals Factory
Synopsis : Une section ukrainienne doit traverser un kilomètre de forêt lourdement fortifiée afin de libérer un village stratégique de l'occupation russe.
À regarder
-
Retour de S. Lecornu : peut-il tenir ?
-
"Je ne l'ai pas tuée" : Cédric Jubillar réaffirme son innocence
-
Oeufs, à consommer sans modération ?
-
Ours : ils attaquent même dans les villes
-
Ce radar surveille le ciel français
-
On a enfin réussi à observer un électron !
-
"Manifestation des diplômés chômeurs, un concept marocain !"
-
Crise politique : "La dernière solution, c'est la démission du président de la République"
-
Le loup fait taire la Fête de la science
-
Les tentatives de suic*de en hausse chez les adolescentes
-
Défi chips : alerte dans un collège
-
Quand tu récupères ton tel à la fin des cours
-
Ukraine : le traumatisme dans la peau
-
Teddy Riner s'engage pour sensibiliser sur la santé mentale
-
Suspension de la réforme des retraites : les gagnants et les perdants
-
Ukraine : le traumatisme dans la peau
-
L'espoir renaît à Gaza après l'accord de cessez-le-feu
-
Une école pour se soigner et réussir
-
Taux immobiliers : est-ce le moment d'acheter ?
-
La panthéonisation de Robert Badinter
-
Cancer : des patientes de plus en plus jeunes
-
"Le Bétharram breton" : 3 établissements catholiques dénoncés par d'anciens élèves
-
Cessez-le-feu à Gaza : un premier pas vers la paix
-
Quand t'as cours au milieu des arbres
-
Il gravit la tour Eiffel en VTT et en 12 min
-
Pourquoi on parle de Robert Badinter aujourd'hui ?
-
Robert Badinter : une vie de combats
-
La tombe de Robert Badinter profanée à Bagneux
-
Accord Hamas-Israël, la joie et l’espoir
-
"Qu’on rende universelle l'abolition de la peine de mort !"
Commentaires
Connectez-vous ou créez votre espace franceinfo pour commenter.
Déjà un compte ? Se connecter