Festival de Cannes 2025 : "La migration ne vous définit pas", rappellent Erige Sehiri et les actrices de "Promis le ciel"

Aïssa Maïga, Laetitia Ky et Debora Lobe Naney se donnent la réplique devant la caméra d'Erige Sehiri. Entretien avec l'équipe du film.

Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 11min
De gauche à droite, la cinéaste Erige Sehiri et les comédiennes Debora Lobe Naney, Laetitia Ky et Aïssa Maïga à la Terrasse Unifrance, le 16 mai 2025, pendant le Festival de Cannes. (FRANÇOIS GABORET)
De gauche à droite, la cinéaste Erige Sehiri et les comédiennes Debora Lobe Naney, Laetitia Ky et Aïssa Maïga à la Terrasse Unifrance, le 16 mai 2025, pendant le Festival de Cannes. (FRANÇOIS GABORET)

Dans son troisième long-métrage, Promis le ciel, La cinéaste franco-tunisienne Erige Sehiri s'attaque à l'ostracisation dont sont victimes les migrants subshariens en Tunisie, à travers le parcours de trois Ivoiriennes. Le film a ouvert la section Un certain regard de la Sélection officielle du Festival de Cannes. Rencontre sur la Croisette avec la réalisatrice et les comédiennes, Aïssa Maïga, Laetitia Ky et Debora Lobe Naney. 

Franceinfo Culture : Vous travailliez déjà, avant que le sujet ne fasse la une des journaux, sur les mauvais traitements subis par les migrants subsahariens en Tunisie, un pays de transit vers l'Europe pour nombre d'entre eux. Comment avez-vous été interpelée par cette problématique ?
Erige Sehiri :
J’avais réalisé un reportage sur les étudiants subsahariens en 2016. J'étais intéressée par le choix de la Tunisie comme destination pour faire ses études et les déplacements internes en Afrique. Ces étudiants m’ont beaucoup parlé de la stigmatisation dont ils faisaient l’objet et surtout du fait qu’ils étaient des étudiants, et non des migrants. Ils sentaient, parfois, ce regard hostile qu'on leur lançait dans la rue. Ces étudiants faisaient remarquer que ce n’est pas parce que l'on est Noir que l’on est forcément un migrant. Ils m'expliquaient aussi qu'ils voulaient à la fois se démarquer des migrants tout en se sentant mal de l'exprimer parce que c'était comme s'ils se désolidarisaient d'eux. Ces étudiants étaient dans ce sentiment un peu complexe qui m’est resté en tête.

Plus tard, j’ai retrouvé Patricia, une amie journaliste ivoirienne à Tunis. Elle me racontait toutes les difficultés qu’elle avait pour faire son métier. C'était il y a trois ans et on sentait déjà les tensions. Elle m’a alors confié qu’elle était pasteure et elle m’a invité à assister à un culte. On ne laisse pas entrer les Tunisiens dans les églises évangéliques de peur que les autorités aient vent de ce qu’il s’y fait parce que ce n’est pas officiel. J’y ai découvert le travail social que Patricia effectuait : beaucoup de soutien aux femmes, des cours pour les enfants qui sont déscolarisés parce qu’ils ne maîtrisent pas l’arabe pour accéder aux écoles tunisiennes et les établissements français sont trop onéreux. Ce que faisait Patricia m'a fascinée et ça a été le point de départ du projet.

Pourquoi avoir voulu traiter cette problématique à travers trois portraits de femmes ?
Erige Sehiri : Quand on parle de migration, on parle souvent d’archétypes. Comme si un migrant était une personne que l’on pouvait décliner. Je voulais justement sortir de ça, il fallait que ces femmes soient vues dans leur individualité. La migration ne vous définit pas. Je voulais également que les personnages se complètent. J'ai très vite pensé à une étudiante parce que j'avais fait ce reportage. Les personnages sont arrivés petit à petit.

Je me suis imaginée qui Marie [le personnage principal] allait accueillir chez elle. Jolie, l'étudiante, parce que son père est certainement évangélique et qu'il serait plus rassuré de la savoir chez Marie. Naney, on imagine qu’elle était en galère un moment et qu’elle a croisé la route de Marie. Et, enfin Kenza, rescapée d’un naufrage. Son personnage m’a été inspiré d’une histoire vraie, celle d’une petite fille que j’ai rencontrée. La fillette est décédée en mer et j'ai eu envie de lui rendre hommage. L’histoire de cette enfant pose de vraies questions aujourd’hui. 

Que fait-on des enfants rescapés de ces naufrages [de bateaux qui transportent des migrants], et il y en a, qui se retrouvent orphelins ? Qui en est responsable ? Le pays d’accueil ? La communauté ? Derrière la légèreté qu'il peut y avoir dans ce film, il y a des drames.

Erige Sehiri

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Comment à travers le personnage de Marie, avez-vous Aïssa Maïga, essayé de donner corps à la vision d’Erige Sehiri ?
Aïssa Maïga :
Je suis arrivée très tard sur le film. J’avais donc un temps de préparation hyper court. Il fallait que je sois très efficace. Il y avait, d’une part, la question des prêches qui me stressait énormément. Et puis comment convoquer toutes les dimensions de Marie, pasteure et qui a été journaliste, qui porte une blessure intime très forte, qui porte à bout de bras une communauté, qui essaie de maintenir un lieu digne avec les moyens qu’elle a et ce propriétaire qui est le sien ? Comment vit-elle sa vie entre le monde intérieur de sa maison, où se trouve aussi l’église, et l’extérieur ? Je me posais plein de questions. Après, je me suis réfugiée auprès d’Erige parce qu’elle avait une connaissance fine de ce qu’elle allait filmer. Elle pouvait répondre à toutes mes questions, y compris celles qui l’amenaient parfois vers une interrogation. Son cerveau ne s’arrête jamais, il faut le savoir (rires).

Et puis, il y a le travail sur le plateau et j'ai adoré travailler, à la fois sur les improvisations, les textes connus, les silences… Tous les personnages ont leur secret mais quand il y a un secret révélé dans un film et que l’on en est le porteur, cela nourrit beaucoup le jeu. Ce qui m’a aidé également, c’est le fait que les figurants appartiennent à la même église. Ils m’ont clairement fait comprendre que ce n’était pas un film pour eux. "Tu es pasteure", m’ont-ils dit. Dès que je prenais la parole, c’était un moment de culte pour eux et ils me répondaient en étant dans cette vérité-là. Pour eux, c’était juste une occasion supplémentaire d’être en connexion avec Dieu. Ça arrive assez peu sur un film et ça aide énormément.

Les silences chez Marie sont éloquents. Chez elle, tout est dans le non-dit ou presque...
Aïssa Maïga :
C'est parce que l'histoire est construite et ça nourrit le silence. C’est aussi la connivence entre Erige et sa cheffe opératrice, comment elle cadre. Parfois, on offre des choses qui ne se voient pas sur un tournage parce que la personne qui filme ne nous voit pas, ne comprend pas ce qu’on fait.

J’avais l’impression que quoi qu’on fasse, c’était vu, capté, valorisé dans un cadre, une lumière, un rythme…

Aïssa Maïga

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Laetitia Ky, vous incarnez Jolie, la rebelle de l’histoire. Comment avez-vous donné corps à ce personnage à partir de ce que souhaitait Erige Sehiri ?
Laetita Ky
: C’est ça ! (Rires). Au départ, Erige pensait à un duo et quand elle m’a découverte, elle s’est attachée à ma personnalité. Elle nous voyait bien fonctionner en trio. D'ailleurs sur le tournage, on cherchait encore mon personnage et au final, dans les improvisations, il y avait beaucoup de moi-même. Il y a beaucoup de moi dans le personnage de Jolie, même si certains aspects sont joués : je suis aussi une rebelle. Je ne suis pas très expansive. Mon énergie était un peu intérieure et c'est un peu le cas de Jolie aussi. Ça m’a fait beaucoup de bien qu’Erige aime les scènes auxquelles j’ai participé. C’était important de montrer que Jolie se cherche dans ce pays qu’elle ne connaît pas, dans un endroit où elle n’est pas à l’aise. Elle veut son indépendance. Erige m'a renvoyé à mon propre désir d'indépendance à une époque de ma vie où j'avais l'impression ne pas être à ma place.

C’est votre premier rôle au cinéma, Debora Lobe Naney, et vous êtes époustouflante. À quoi pensiez-vous en jouant Naney à qui on a donné une partie de votre nom ?
Debora Lobe Naney 
: Effectivement, il y a une part de vécu. Erige avait déjà écrit le film mais elle voulait quelque chose de naturel, de nouveau. Elle nous mettait dans des situations où l’on se demandait si on allait y arriver. Pour moi, c’est une expérience formidable parce que c’est mon vécu que j’explique. C’est une façon de dire qu’il ne faut jamais désespérer, de ne jamais abandonner, quoi qu'il arrive.

Votre personnage est la casse-cou de la bande. Elle semble n’avoir peur de rien…
Debora Lobe Naney : 
Oui ! Je vis en Tunisie et dans la vraie vie, tant que quelque chose ne m’est pas arrivé, je n’y crois pas. Je suis comme Saint Thomas (sourire). Quand Naney est dans ses combines, elle se dit qu’il ne lui arrivera rien parce qu’il y a Foued, son ami tunisien. Son personnage dit qu'il faut vivre ses rêves, que le passé reste le passé, qu'il faut oser dans la vie. Par exemple, il y a des endroits en Tunisie où on te dit que les Blacks n’entrent pas, mais moi je m’en fiche, et je rentre avec conviction et avec foi. Il faut avoir la foi dans tout ce que l'on fait. J’ai eu des mauvais moments en Tunisie, des bons moments aussi. En dehors du film, c'est grâce à Erige que je me sens bien parce qu’il y a encore des personnes bien dans la vie.

Laetitia Ky, vous êtes à Cannes avec "Promis le ciel", votre troisième film. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
Laetitia Ky 
: Cannes, c’est le glamour après la sueur des tournages. C’est une belle récompense et j’y croyais beaucoup. Depuis la rencontre avec Erige, j’avais une sorte d’énergie qui disait qu’on allait toutes porter ce film très haut. J’étais contente quand j’ai appris qu’on allait à Cannes mais il n’y avait presque pas de surprise. Je le dis sans aucune arrogance parce que les choses se sont emboîtées naturellement. Il n’y a pas de hasard.

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