Interview "Bob Marley m'a appris à croire en moi, les Sex Pistols à ne pas me laisser faire" : le photographe britannique Dennis Morris expose à la MEP l'essentiel de son œuvre

Article rédigé par Laure Narlian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 10min
"Bob Marley. Lively Up Yourself", (Remplis-toi de vie), 1977. (DENNIS MORRIS)
"Bob Marley. Lively Up Yourself", (Remplis-toi de vie), 1977. (DENNIS MORRIS)

Vous connaissez sans doute nombre de ses photos de figures de la musique sans savoir qu'elles sont de Dennis Morris. À l'occasion de la première grande rétrospective de son travail en France, nous lui avons parlé.

Connu surtout pour ses photos remarquables de Bob Marley et des Sex Pistols, Dennis Morris a aussi immortalisé les plus grandes figures de la musique, de Marianne Faithfull à Run DMC et de Oasis aux Rita Mitsouko. Ses photos ont fait le tour du monde et orné bien des chambres d'ados, mais pourtant peu, en France, connaissent son nom.

La Maison européenne de la photographie (MEP) répare cette lacune en consacrant au photographe britannique, qui fut aussi directeur artistique d'Island Records et chanteur de Basement 5, le premier groupe punk noir, une vaste rétrospective. Baptisée Dennis Morris Music + Life, cette exposition parisienne qui montre également ses photos en noir et blanc des communautés jamaïcaine et sikh prises à Londres dans les années 1970, est à voir à partir du 5 février et jusqu'au 18 mai 2025.

Franceinfo Culture : Que représente pour vous cette grande rétrospective de votre travail à la MEP ?
Dennis Morris : C'est une reconnaissance de l'ensemble de mon œuvre. C'est la première fois, je pense, que l'on peut voir la quasi-intégralité de mon travail. Cette rétrospective couvre tout, y compris un pan de mon travail précoce que beaucoup ne connaissent pas. Il me semble que lorsqu'on regarde ces premières photos, prises à Londres dans les années 1970, on voit comment j'ai utilisé cette influence pour la transposer ensuite dans la photographie rock. Je pense que c'est ce qui rend mon travail particulier.

Certaines de vos photos exposées ont été prises à Paris, où vous avez vécu dans les années 1990. Quelle est votre relation avec la France et Paris ?
Je suis arrivé à Paris à un moment où je n'étais plus satisfait du travail qu'on me proposait en Angleterre. À cette époque, je travaillais de plus en plus en France. J'ai été invité à y séjourner quelques mois et finalement, j'y suis resté huit ans. Au départ, je voulais être photographe de guerre. C'était mon ambition. C'est à Paris que j'ai réalisé que je devais aborder mon travail de façon plus artistique. Venir à Paris m'a permis de trouver ma voie en tant que photographe et artiste.

Le photographe britannique Dennis Morris (date non précisée). (PEARL DE LUNA)
Le photographe britannique Dennis Morris (date non précisée). (PEARL DE LUNA)

En France, vous avez travaillé avec Rita Mitsouko, FFF, Boucherie Productions et Noir Désir.
Oui, j'ai travaillé avec plusieurs groupes. J'ai produit des albums et collaboré avec FFF sur leurs trois albums, par exemple. Beaucoup de gens, en découvrant l'exposition, réaliseront qu'ils possèdent déjà des morceaux de mon travail chez eux, sans savoir que c'était de moi. Cette rétrospective lève le voile et dit : "Hé, c'est moi."

Vous avez une carrière tellement riche. Quel travail ou quelle période vous a apporté le plus de plaisir ?
Honnêtement, tout. Depuis ma première photo publiée dans un journal [une photo de manifestation, à l'âge de 11 ans], où j'ai compris que quelqu'un prenait mon travail au sérieux, jusqu'à mes collaborations avec des artistes comme Bob Marley. Être à son contact m'a appris à croire en moi et en mes capacités, à garder les pieds sur terre et à savoir qui je suis et où je vais. Il m'a donné la confiance nécessaire pour poursuivre mes rêves. La période punk avec les Sex Pistols m'a montré comment ne pas me laisser faire et briser les barrières pour obtenir ce que je voulais. C'est un itinéraire avec des hauts et des bas, mais tout en valait la peine.

"Bob Marley. Burning", 1973. (DENNIS MORRIS)
"Bob Marley. Burning", 1973. (DENNIS MORRIS)

Bob Marley vous a invité sur sa première tournée anglaise, dès votre première rencontre à Londres en 1973, alors que vous étiez encore adolescent. Comment avez-vous réussi à établir une telle connexion avec lui ?
Il a bien vu que tout ce que je voulais, c'était prendre des photos. D'ailleurs, je n'arrivais pas à croire qu'il me laisse faire. Je pense qu'à l'époque, déjà, il avait l'ambition d'être global. Je ne dirais pas qu'il voulait être une star, mais il savait qu'il avait quelque chose. Et je pense qu'il comprenait aussi l'importance de l'image. Alors quand il a vu les photos que j'avais prises de lui, il a compris que je pouvais capturer ce qu'il voulait transmettre. C'était ça, la connexion. C'est pour ça que ça a marché entre nous, parce que je l'ai compris, je l'ai saisi. Quand il a vu mes photos, il a dit : "Voilà les images que je veux que les gens voient de moi." Elles collaient parfaitement à son message.

Comment êtes-vous passé de Bob Marley au chaos des Sex Pistols ?
Pour moi, travailler avec Bob ou les Sex Pistols, c'était un peu pareil. Parce qu'avec Bob, c'était aussi chaotique. Il y avait autour de lui une sorte d'hystérie collective parce qu'il était tellement puissant et avait beaucoup de choses à dire politiquement, à une époque troublée en Jamaïque. Cette intensité a d'ailleurs conduit à la tentative d'assassinat sur sa personne, en quelque sorte. Bob Marley représentait la jeunesse jamaïcaine en rébellion en Angleterre et les Sex Pistols représentaient la jeunesse blanche en rébellion d'Angleterre. Moi, j'avais un pied dans les deux mondes.

"Johnny Rotten, backstage at the Marquee Club", Londres, 23 juillet 1977. (DENNIS MORRIS)
"Johnny Rotten, backstage at the Marquee Club", Londres, 23 juillet 1977. (DENNIS MORRIS)

Quels rapports aviez-vous avec les Sex Pistols ? Étiez-vous très proche d'eux ou plutôt une sorte de témoin à bonne distance ?
Avec les Pistols, nous avons grandi dans les mêmes quartiers, l'East End de Londres. Nous avons tous quitté l'école à peu près en même temps. Et en tant qu'individus, nous étions souvent perçus comme des parias dans nos milieux, parce que nous en voulions davantage, nous voulions devenir artistes ou musiciens. Nous nous retrouvions dans les mêmes clubs, les mêmes soirées. C'était inévitable que nous finissions par nous croiser. Travailler avec eux n'a donc jamais été un problème pour moi. J'ai compris leur colère parce que je l'avais vécue aussi, mais d'un point de vue noir. Les conditions de vie étaient les mêmes : les HLM, le chômage après l'école…. Et puis les punks aimaient le reggae, et en Angleterre, à cette époque, la couleur importait peu.

En tant que directeur artistique, vous avez ensuite façonné la métamorphose de Johnny Rotten des Sex Pistols en un John Lydon élégant pour son nouveau groupe Public Image Limited (PiL). Qu'est-ce qui vous a donné l'idée de le transformer en une sorte d'acteur hollywoodien ?
John ne voulait plus rien avoir à faire avec l'imagerie des Pistols, il ne voulait surtout pas qu'elle se reflète dans son nouveau projet. Or, en parallèle, je travaillais avec le groupe de funk américain Rose Royce, connu pour son tube Car Wash. C'était la première fois que je découvrais la grosse machine américaine : garde-robe, maquillage, tout le processus. Cela m'a donné l'idée de créer quelque chose dans ce style pour réinventer John. J'ai parlé à la maquilleuse qui travaillait avec eux et je lui ai proposé de collaborer sur le projet avec moi. Le concept était que chaque membre du groupe PiL représentait une couverture de magazine différente. John, c'était le Vogue Italie, Jah Wobble, c'était Time Magazine, Keith Levene, c'était le magazine satirique Mad, et le batteur Jim Walker, c'était un magazine gay. L'esthétique de cet album a largement influencé ensuite le mouvement New Romantic.

Séance photo pour l'album "Public Image First Issue", 1978. (DENNIS MORRIS)
Séance photo pour l'album "Public Image First Issue", 1978. (DENNIS MORRIS)

Vous semblez avoir saisi votre chance à de nombreuses reprises depuis que cet homme généreux, l'Écossais Donald Patterson, vous a initié, tout jeune, à la photographie. Croyez-vous au destin ?
Oh, oui, absolument ! Je crois vraiment au destin. M. Patterson a eu une immense influence sur moi. Cet homme était incroyable : il fabriquait du matériel photographique, mais il était aussi avocat et dentiste qualifié. Son exemple m'a incité à faire des choses variées dans la vie. Pour moi, tout est connecté. De ma rencontre avec M. Patterson à celles avec Bob Marley, les Sex Pistols, Marianne Faithfull, et toutes les autres personnes qui m'ont marqué, tout ça forme un enchaînement logique. Comme dans le livre Rencontre avec des hommes remarquables de Georges Gurdjieff, tout au long de mon parcours, j'ai rencontré des personnes remarquables qui m'ont influencé.

Quel conseil donneriez-vous aux jeunes photographes qui souhaitent suivre vos traces ?
Mon conseil serait avant tout de croire en vous-même et en ce que vous essayez de faire. Vous devez avoir une vision claire. La photographie est un médium qui offre énormément de possibilités – on peut être photographe de mode, de rock ou photojournaliste. Mais pour être un bon photographe, il faut avoir ce qu'on appelle le "troisième œil", celui qui capture l'essence intérieure d'une personne ou d'une scène. Sans cela, une photo reste une simple photo. Dix photographes dans une pièce peuvent photographier la même chose, une seule image se démarquera. C'est cela, le "troisième œil".

"Dennis Morris Music + Life" à la Maison européenne de la photographie, du 5 février au 18 mai 2025, 5/7 rue de Fourcy, 75004 Paris, tel 01 44 78 75 00

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