"Ce tableau a injecté le virus en moi" : visite privée de l'exposition Eugène Boudin au musée Marmottan Monet avec le collectionneur qui a prêté 80 toiles

Yann Guyonvarc'h, entrepreneur français installé en Suisse, voue un véritable culte au peintre normand, précurseur de l'impressionnisme. Il est à l'affût de ses tableaux dans le monde entier et a accepté de nous dévoiler ses œuvres préférées.

Article rédigé par Valérie Gaget
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Yann Guyonvarc'h devant deux tableaux d'Eugène Boudin appartenant à sa collection, présentée au musée Marmottan Monet du 9 avril au 31 août 2025. (VALERIE GAGET / FRANCEINFO CULTURE)
Yann Guyonvarc'h devant deux tableaux d'Eugène Boudin appartenant à sa collection, présentée au musée Marmottan Monet du 9 avril au 31 août 2025. (VALERIE GAGET / FRANCEINFO CULTURE)

Yann Guyonvarc'h est ému. Lorsque nous le rencontrons, deux jours avant l'inauguration de l'exposition "Eugène Boudin - Le père de l'impressionnisme : une collection particulière", qui se tiendra jusqu'au 31 août, il découvre pour la première fois ses propres tableaux accrochés dans le bel écrin du musée Marmottan Monet, à Paris. Accompagné par le commissaire, Laurent Manœuvre, cet homme grand et imposant a l'air d'un enfant devant son cadeau de Noël.

Quatre-vingt œuvres, qu'il a lui-même choisies sur les murs de son appartement en Suisse, ont voyagé jusqu'à Paris. Il dit en posséder "plus de 300 au total". Né à Paris en 1973, breton par son père, ce mathématicien de formation a fait fortune dans les années 2000 en créant à Lausanne une société spécialisée dans les solutions de sécurité vidéo numérique. Amateur d'art, il se définit comme "un fou de Boudin" et aimerait ouvrir son propre musée. En attendant, il a accepté de nous guider à travers les paysages de sa prodigieuse collection, constituée en moins de vingt ans. Voici six œuvres chères à son cœur.

"La Plage de Deauville" (1893)

Eugène Boudin, "La Plage de Deauville", 1893, huile sur toile, 50,2x74 cm, collection de Yann Guyonvarc'h. (STUDIO CHRISTIAN BARAJA SLB)
Eugène Boudin, "La Plage de Deauville", 1893, huile sur toile, 50,2x74 cm, collection de Yann Guyonvarc'h. (STUDIO CHRISTIAN BARAJA SLB)

Cette toile, présentée dès l'entrée de l'exposition, est le premier tableau d'Eugène Boudin qu'il s'est offert. Il dit l'avoir découvert par hasard chez un marchand de Maastricht, en Hollande. "J'ai eu un coup de cœur pour ce tableau qui a injecté un virus et une maladie en moi", explique-t-il en riant. "Cette scène de plage, c'est mon enfance. Jusqu'à l'âge de 12-13 ans, j'allais à Deauville et à Trouville chez mes grands-parents maternels." Il raconte que sa femme l'a poussé à l'acquérir en lui disant : "Fais-le, ça te fait plaisir et tu peux". Il ne dit pas combien elle lui a coûté, juste qu'il venait de vendre sa première entreprise...

"Ce tableau est installé dans notre salon, au-dessus de la cheminée". Tous les tableaux présentés dans l'exposition viennent de leur appartement, situé près de Lucerne, au centre de la Suisse. Il dit n'en avoir jamais vendu un seul. "Je suis collectionneur, pas marchand." Il apprécie également beaucoup les peintres Albert Marquet, Henry Moret et Alfred Sisley. "C'est ma femme qui me demande de varier !"

"L'Heure du bain à Trouville" (1864)

Eugène Boudin, "L'Heure du bain à Trouville", 1864, huile sur toile, 40,7x65 cm, collection de Yann Guyonvarc'h. (STUDIO CHRISTIAN BARAJA SLB)
Eugène Boudin, "L'Heure du bain à Trouville", 1864, huile sur toile, 40,7x65 cm, collection de Yann Guyonvarc'h. (STUDIO CHRISTIAN BARAJA SLB)

Deux baigneuses avancent dans l'eau alors qu'une petite foule, beaucoup plus habillée, tient salon sur la plage. Yann Guyonvarc'h adore l'atmosphère de cette toile : "Cette élégance, ces femmes en crinoline... c'est le début des bains de mer et des stations balnéaires. On vient de Paris grâce au chemin de fer." Il souligne la composition du tableau, typique de l'œuvre de Boudin : "Le ciel occupe les deux tiers de la toile. Il met souvent des chaises vides, parfois renversées, pour donner un peu de vie."

Le collectionneur attire notre attention sur le drapeau qui flotte, la femme assise au centre, derrière une chaise, le baigneur de dos, sur la droite. "Boudin place toujours des pointes de rouge qui pimentent la toile et accrochent l'œil, comme le faisait le peintre Corot qu'il appréciait tant."

"Réunion sur la plage" (1866)

Eugène Boudin, "Réunion sur la plage", 1866, huile sur toile, 73,5x104 cm, collection Yann Guyonvarc'h. (STUDIO CHRISTIAN BARAJA SLB)
Eugène Boudin, "Réunion sur la plage", 1866, huile sur toile, 73,5x104 cm, collection Yann Guyonvarc'h. (STUDIO CHRISTIAN BARAJA SLB)

Yann Guyonvarc'h explique que cet artiste autodidacte a apporté "une nouvelle manière de peindre, favorisée par l'apparition du tube de peinture. Comme il a été marchand de couleurs dans une papeterie, il voit arriver cette invention et l'utilise pour peindre à l'extérieur avec plus de spontanéité qu'en atelier." Il explique que Boudin employait "sept couleurs uniquement pour reconstituer toutes les autres. Il avait un œil absolu, comme un musicien a l'oreille absolue. Ses couleurs sont toujours justes." Admiré du jeune Claude Monet, Eugène Boudin fut un précurseur de l'impressionnisme.

Avec la plage et sa petite société d'estivants, l'artiste né à Honfleur en 1824 pensait tenir un sujet "vendeur" mais ces toiles n'ont pas obtenu le succès espéré. Paradoxe : elles sont aujourd'hui parmi les plus recherchées. L'an dernier, l'entrepreneur a réussi à acquérir chez un marchand de Boston cette grande œuvre récemment authentifiée, Réunion sur la plage. La plupart de ses Boudin proviennent du marché américain. Une seule chose le chiffonne : le cadre de ce grand tableau qu'il juge "trop cuivré". Comme il collectionne aussi les cadres anciens, il n'est pas impossible qu'il le remplace un jour !

"La Rade de Brest" (1870)

Eugène Boudin, "La Rade de Brest", 1870, huile sur toile, 85x120 cm, collection Yann Guyonvarc'h. (STUDIO CHRISTIAN BARAJA SLB)
Eugène Boudin, "La Rade de Brest", 1870, huile sur toile, 85x120 cm, collection Yann Guyonvarc'h. (STUDIO CHRISTIAN BARAJA SLB)

Notre guide nous emmène ensuite en Bretagne (l'embouchure de l'Élorn, Camaret, Portrieux, Le Croisic...), autre terre de cœur de Boudin : "Il aimait s'y rendre et sa femme était bretonne." Une petite huile montre quatre femmes en costumes traditionnels. Une autre, la sortie de la messe à Plougastel. Le collectionneur s'arrête ensuite devant La Rade de Brest, une grande marine de 1870.

"Boudin s'intéresse aux effets météorologiques. À l'époque, on utilisait encore du blanc de plomb [pigment à base de plomb] pour recréer le gris des nuages." Il ajoute : "C'est un peintre de marines. Il a vécu toute sa vie les pieds dans l'eau. Elle lui était nécessaire." Se penchant vers son tableau, il s'extasie : "Regardez le soleil avec ces rayons qui traversent le nuage et éclairent d'une manière incroyable le fond de la rade." À ses yeux, "aucun peintre n'a réussi à égaler Boudin dans sa représentation des ciels".

"Venise, le Campanile, le palais Ducal" (1895)

Eugène Boudin, "Venise, le Campanile, le palais Ducal", 1895, huile sur toile, 49,4x73,3 cm, collection Yann Guyonvarc'h. (STUDIO CHRISTIAN BARAJA SLB)
Eugène Boudin, "Venise, le Campanile, le palais Ducal", 1895, huile sur toile, 49,4x73,3 cm, collection Yann Guyonvarc'h. (STUDIO CHRISTIAN BARAJA SLB)

Cet homme discret, travailleur acharné, ne vivait selon lui que pour sa peinture. "C'était son oxygène". Eugène Boudin a un peu voyagé, séjournant notamment dans le Midi à la fin de sa vie (Antibes, Juan-les-Pins). "Il est aussi allé deux fois à Venise où il a peint 70 tableaux. Je crois que j'en ai sept dans ma collection", raconte notre guide. "Là, on sent vraiment qu'il est heureux. C'est l'une des plus belles vues qu'il ait réalisées parce qu'il y a tout, le Campanile, le Palais des Doges, le Pont des Soupirs, les gondoliers...".

Il nous confie que le soir, il s'endort avec le peintre : "J'ai deux de ses tableaux vénitiens dans ma chambre. C'est une passion dévorante."

"Pleine mer, les lamaneurs" (1887)

Eugène Boudin, "Marine. Les Lamaneurs", dit aussi "Pleine mer, les lamaneurs",1887, huile sur toile, 92x132,3 cm, collection de Yann
Guyonvarc'h. (STUDIO CHRISTIAN BARAJA SLB)
Eugène Boudin, "Marine. Les Lamaneurs", dit aussi "Pleine mer, les lamaneurs",1887, huile sur toile, 92x132,3 cm, collection de Yann Guyonvarc'h. (STUDIO CHRISTIAN BARAJA SLB)

La dernière toile de l'exposition est l'une des plus grandes. "Boudin présente cette marine à l'exposition universelle de 1889 à Paris, l'année de la tour Eiffel, décrypte Yann Guoyonvarc'h, et il remporte la médaille d'or. Le peintre représente les lamaneurs qui abordaient les bateaux pour les sortir ou les ramener dans le port. Il marque fortement la ligne d'horizon pour dire que son bonheur, c'est d'exprimer les ciels. On sent aussi le mouvement, les ondulations de l'eau."

Yann Guyonvarc'h veut maintenir sa collection vivante. "Je n'en suis qu'un gardien. Il faudra qu'elle continue après moi et qu'on puisse toujours en profiter." Il projette de consacrer un lieu à Boudin et au reste des peintres qu'il collectionne. "Je n'ai pas encore choisi, mais il y a des endroits que j'aime beaucoup en France ou en Suisse, le pays où je vis depuis près de trente ans". Il espère ouvrir son musée "dans un horizon proche de 4 à 5 ans". Devant ce dernier tableau, comme dans un souffle, il murmure : "C'est un grand maître Boudin, pas un petit maître. Il n'a pas eu la place qu'il aurait méritée."

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